Rien que du bruit

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Rien Que Du Bruit #41

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Rien Que Du Bruit #41

Aujourd’hui : Les civilisations ne meurent pas | Un avant-goût du paradis | Poétique de l’iPhone

Philippe Castelneau
Apr 12, 2021
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Rien Que Du Bruit #41

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Civilizations don’t really die. They just take new forms. Over time, civilizations eventually morph into something else entirely, but they infuse future societies with their lingering traumas — as well as their hopeful ideals (…)

The idea of collapse is appealing because it allows us to handwave away the political reality of how civilizations transform. 

Les civilisations ne meurent pas vraiment. Elles prennent simplement de nouvelles formes. Au fil du temps, elles finissent par se transformer en quelque chose d'entièrement différent, mais imprègnent les sociétés futures de leurs traumatismes persistants - ainsi que de leurs idéaux gorgés d'espoir. (…)

L'idée de l'effondrement est attrayante car elle nous permet d'écarter la réalité politique de la transformation des civilisations.

Les civilisations ne meurent pas vraiment. Pourquoi racontons-nous des histoires apocalyptiques sur la fin de la société? — Un article d’Annalee Newitz à lire (en anglais) dans le Washington Post.

Les civilisations ne meurent pas, elles évoluent et s'hybrident avec les suivantes. Rome n’a pas été effacée de la carte par les hordes barbares, et nous continuons à en admirer les merveilles. Platon, Homère, Ovide sont toujours lus et pertinents aujourd’hui. « Nos récits apocalyptiques sont beaucoup trop simplistes pour refléter précisément ce qui se passe réellement lorsqu'une société s'effondre », écrit Newitz. « (Aux USA) les nations autochtones ne se sont pas effondrées. (Selon) l’activiste Julian Brave NoiseCat, membre du Canim Lake Band Tsq’escen, les tribus et les nations autochtones vivent déjà dans un monde post-apocalyptique. Ils ont été presque anéantis par la violence et les maladies provoquées par les envahisseurs étrangers — mais ils ont survécu. »

Ainsi, nous ne disparaîtrons pas, n’en déplaise aux collapsologues de tous poils. C’est pire : nous voilà contraint de considérer notre héritage. Qu’allons-nous transmettre de nous-mêmes aux civilisations futures ? Lesquels de nos traumatismes, et de nos idéaux, sont appelés à nous survivre ?


Le paradis, c’est ici.

Traverser le village. Passer à travers les ruelles rassurantes, à l’ombre des platanes, sous le soleil de mai. Ne croiser personne sinon le chat blanc, allongé comme il se doit sous son banc, le chat qui distraitement me regarde passer. Quitter les habitations, suivre la route sans savoir où elle mène, prendre un chemin de traverse, couper à travers les vignes, et toujours personne en vue. La sieste, sans doute, comme le chat, immuable, chacun à sa place, le chat sous son banc, les hommes dans leurs fauteuils où dans leurs lits, et moi qui marche sans bruit, tâchant de ne pas perturber l’équilibre précaire de cet instant fragile, où le monde semble s’être arrêté pour que je le contemple.
Et ainsi, je marche, et marche encore, après les platanes, les amandiers et quelques oliviers, je marche sur le sentier qui m’entraine vers le sous-bois. Je passe devant l’usine désaffectée, qui ne l’est pas, en vérité, mais qui aujourd’hui est arrêtée, une usine ancienne, perdue au milieu de nulle part, étrange incidence à l’orée de la forêt. J’entends le bruit de l’eau et je m’avance, un mince filet coule encore que je suis, et j’arrive enfin devant une maigre cascade, mais une cascade quand même, un pont que j’emprunte et qui conduit à un chemin mal dégagé qui lui-même débouche sur deux portes rouillées fermées par une vieille chaine et un cadenas oxydé, avec sur le côté, une boite aux lettres en fer éventrée, et derrière les portes, à une centaine de mètres, une vieille maison dont je ne saurais dire si elle est encore habitée. Rien ne bouge, là non plus, et je rebrousse chemin sans faire de bruit quand, sur le côté, je vois, coincée dans les herbes et cachée par les arbres, une barque rouge déposée là Dieu sait quand. La frêle embarcation est trouée en plusieurs endroits et la végétation l’a envahie, insectes et rongeurs y ont depuis longtemps fait leurs nids. J’en fais le tour, surpris de cette présence incongrue au milieu de nulle part, au beau milieu d’une forêt ; près d’un cours d’eau, certes, mais si petit qu’elle n’aurait jamais pu voguer dessus. Un bateau échoué au milieu de la forêt, un esquif baptisé Le Paradis, c’est écrit sur sa poupe, caché par le feuillage des arbres que perce le soleil qui vient taper et faire encore briller sa peinture rouge écaillée. Je m’assois à côté, savoure l’instant volé au temps, la douce chaleur du printemps, le clapotis léger de l’eau, je ferme les yeux et me dis qu’en effet, le paradis, à cet instant, c’est ici.


Le paradis, ça pourrait être également ici, sur le chemin de mes longues ballades hebdomadaires.

de l’iPhone comme outil créatif.

Dans notre société hyper connectée, individualiste et en perte de repères, il est de bon ton de faire du smartphone le coupable idéal, le responsable de tous nos maux. Ce « black mirror » toujours à portée de main qui exerce sur nous son pouvoir d’attraction afin de nous distraire et nous soustraire au monde, nous aurait rendu narcissique, intolérant et infantile. C’est aller un peu vite, et une fois encore, confondre l’outil et l’utilisation que nous en faisons. Rappelons qu’Apple n’a pas inventé Google, ni Twitter ou Facebook.

Les mauvaises langues pourraient même dire qu’Apple n’a rien inventé du tout : Lorsqu’il a été lancé en 2007, l’iPhone n’était pas le premier téléphone portable. Mais, à grand renfort de marketing et grâce à une conception novatrice, il en a démocratisé l’usage. Il serait juste de lui reconnaître quelques qualités.

Dans deux domaines qui m’intéresse particulièrement, l’écriture et la photographie, l’arrivée de l’iPhone a profondément changé notre manière de faire.

Comme le souligne Om Malik dans un article, iPhone is today’s Brownie camera, à bien des égards, l'iPhone rappelle un autre appareil photo révolutionnaire, lancé au tournant du siècle dernier : le Brownie.

Conçu en 1900 par l’ingénieur Frank Brownell pour Kodak, le Brownie n’est pas le premier appareil photo portable, mais il est le premier à rendre accessible au plus grand nombre la technologie inventée par George Eastman : la pellicule de film celluloïd.

Une petite boîte en carton, enveloppé dans du simili cuir bon marché, l’appareil, peu cher et facile d’utilisation, permet désormais à tous d’accéder à la photographie.

«N'importe quel garçon ou fille peut faire de bonnes photos avec un Brownie», affirmait une des premières publicités pour le produit. De fait, il suffisait d’introduire la pellicule dans l’appareil, de coller son œil dans le viseur et d’appuyer sur le déclencheur pour prendre une photo. Le premier Brownie coûtait un dollar. Une pellicule environ 15 cents, ce qui équivaudrait à environ un dollar d’aujourd’hui. Le succès fut considérable. 

Aucun appareil photo n'a autant démocratisé la photographie que le Brownie. Le photojournalisme, la photographie de rue et même la photographie de mode sont tous devenus prééminents grâce à cette petite boîte brune. Une grande partie de ce que nous savons de notre histoire culturelle du début du XXe siècle peut être attribuée à cet appareil photo bon marché et sympathique, écrit encore Om Malik.

 Tout comme le Brownie n’était pas le premier appareil photo portable, l’iPhone n’était pas le premier téléphone permettant de prendre des photos. Ce n’était même pas le meilleur téléphone avec appareil photo lors de son lancement. Les objectifs qui équipaient les premiers modèles d’iPhone étaient de mauvaise qualité. Mais ce que le Brownie et l'iPhone ont accompli est bien plus important.

Le Brownie a été élaboré pour vendre de la pellicule. L'appareil photo de l'iPhone a été conçu comme un argument supplémentaire pour vendre un téléphone. Ni l’un, ni l’autre, n’ont été imaginés pour venir concurrencer les appareils haut de gamme de leurs temps. En 1900, les photographes professionnels se lamentaient pourtant du succès du Brownie, tout comme ils l’ont fait en 2007 avec son équivalent moderne. À un siècle de distance, ils passent encore à côté de l'essentiel. La plupart des gens s’intéressent peu aux aspects techniques ; ils voient en revanche dans la photographie la possibilité de construire leurs propres récits, de documenter leurs vies — à l’excès, peut-être. Mais une fois encore, Apple n’a pas inventé Instagram.

Autre usage : l’écriture, en particulier pour une jeune génération d’auteurs. Comme pour la photo, construire nos propres récits, documenter nos vies.

Pourquoi écrivons-nous de la poésie dans l'application Notes de nos iPhones, s’interroge Amelia Tait dans un article (en anglais) à lire ici.

Sur le site d’Apple, la page dédiée répertorie une multitude d’utilisations possibles pour l’application Notes de son smartphone. Mais dans cette foultitude de possibles, aucune mention de l’écriture de poèmes. Pourtant, c’est bien cette application qui, pour nombre de jeunes poètes, remplace le petit carnet d’autrefois. La poésie connaît un regain de popularité enthousiasmant ces dernières années, grâce aux réseaux sociaux. Et le public qui achète les livres est souvent très jeune. Le succès des ouvrages de Rupi Kaur, reprenant ses poèmes en ligne, a permis l’émergence de jeunes auteurs, qui conçoivent, éditent et publient leurs textes depuis leurs iPhone. On parle d’Instapoetry, en référence au célèbre réseau de partage de photo, principal vecteur utilisé par eux.

L’utilisation de l’application Notes offre quelque chose de plus que la simple prise de notes : l’horodatage de chaque entrée permet de retrouver, même des années plus tard, précisément la date et l’heure à laquelle la personne a ressenti une émotion, traduite en quelques vers. Et à l’heure des réseaux sociaux, l’application Notes reste pour beaucoup de millennials hyperconnectés leur seul espace encore véritablement privé.


journal :

7 janvier : (…) envie de multiplier les projets, les collaborations. Envie de créer une structure mouvante où se rencontreraient des artistes d’horizons différents, un truc qui mêlerait dessin, écriture, musique, vidéo et photo, par exemple. Vœux pieux ?

15 février : La pandémie me pousse à l’introspection. Envie de tourner la page. Écrire à plein temps. Dans son journal de 1995, Brian Eno dit se rendre le matin à son atelier. C’est ce que je fais, à ma façon. Mon bureau, chaque matin, à 6h. Alors ? J’ai envie d’une vie plus riche. Envie de marcher tous les jours de longues heures dans la garrigue. De pouvoir continuer à écrire chaque jour au-delà de 8h30.

20 février : réveillé ce matin à 4h, après un rêve-catastrophe, comme il y a des films catastrophes. Mon livre venait de sortir, et l’humanité disparaissait. Des années plus tard, une autre civilisation en retrouvait un exemplaire défraîchi, incapable de comprendre ce que pouvait bien être cet objet, ni de déchiffrer ce qu’il contenait.

23 février : J’ai terminé hier soir le livre de Laurent Queyssi, Correspondant local. Bon bouquin. Bien ficelé. Un style fluide, de bons dialogues, des phrases qui font mouche. Par exemple : « vieillir, c’est peut-être racheter les mêmes films sur de nouveaux supports. »

01 mars : (…) J’aime écrire ce journal, et j’aime le compagnonnage qui s’installe avec celui de Brian Eno, à 25 années de distance. Il m’encourage et m’inspire : « Do very hard things, just for the sake of it. A way of doing something original is by trying something so painstaking that nobody has ever bothered with it (…) Then the question arises in the mind : ‘why are they going to all this trouble ?’ I like this question. I like any question that makes you start thinking about the ‘outside’ of the experience — because it makes the experience bigger. »

(Faites des choses très difficiles, juste pour le plaisir. Une manière de faire quelque chose d'original est de tenter une chose si minutieuse que personne ne s'y est jamais essayé (…) Survient alors la question : ‘Pourquoi se donnent-ils tout ce mal ?’ J'aime cette question. J'aime toute question qui vous incite à penser à ‘l'extérieur’ de l'expérience - parce que cela rend l'expérience plus forte.)

05 mars : (…) La photo, en complément de l’écriture. Revenir à ça. Passer de l’un à l’autre quand l’inspiration manque. Rester alerte et créatif, toujours. Autre leçon d’Eno : « Start things by accident. Improve them by design. »

15 mars : Une très bonne photo devient plus que son son sujet. Pour son auteur, c’est une capsule temporelle et sentimentale. Pour celui qui la regarde, c’est l’amorce d’une histoire, un révélateur, une métaphore. Hier j’ai fait plusieurs photos. La dernière, celle que je n’attendais pas, est sans doute la meilleure. Un vélo d’enfant, abandonné devant une porte. J’ai pensé bien sûr à la photo fameuse d’Eggleton d’un tricycle. J’ai vu la photo avant même de la faire. Je me suis positionné au milieu de la route, j’ai cadré et déclenché avant que n’arrive une voiture. Une seule photo. Je sais que c’est la bonne.

18 mars : 6h18. Les oiseaux. Les cimes des arbres orangées. Les nuages roses comme de la barbapapa. Sommeil agité. L’esprit au réveil envahi par des pensées contradictoires.

23 mars : Juliette C. m’a envoyé un lien vers les enregistrements de ses textes. Petites capsules vidéo en lien avec son livre qui paraît chez Gros textes. (son roman Lent séisme paraîtra le 5 mai chez publie.net. Il est possible de le précommander dès aujourd’hui). Et cette citation de Walter Benjamin, cité par Juliette justement, dans son journal en ligne : « Ne laisse passer aucune pensée incognito et tiens ton carnet de notes avec autant de rigueur que les autorités tiennent le registre des étrangers. »

04 avril : Patrick Juvet est mort cette semaine. Demain lundi, on annonce un temps superbe, et je retourne travailler. Le lundi au soleil, une chose que je n’aurai jamais.


Ah oui, j’oubliais 😉 :

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On replonge « demain » #NouveauNuméro #Bientôt
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8:31 AM ∙ Mar 29, 2021
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Portez-vous bien, et à dans quelques semaines !

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