Rien Que Du Bruit #45
Aujourd'hui, comme chaque annĂ©e : un conte fantastique pour Halloween đ§ââïžđ»đ§ââïžđ!
Pas de panique, fidĂšles lecteurs, cette infolettre nâest pas devenue bi-hebdomadaire ! Simplement, comme lâan passĂ©, je voulais partager avec vous un conte fantastique pour Halloween đ±!
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LâĂźle des anamorphoses
Upward, behind the onstreaming it mooned.
â Borges (Tlön, Uqbar, Orbis Tertius)
CâĂ©tait un fort volume reliĂ© cuir dont la patine trahissait les annĂ©es, sans aucune indication de date ni de lieu qui puisse en prĂ©ciser lâĂąge ni lâorigine. Seule certitude, lâouvrage Ă©tait rĂ©digĂ© en français, dans un style encyclopĂ©dique un peu terne. Sur le dos, les lettres A-D laissaient supposer lâexistence dâautres tomes, trois ou quatre autres peut-ĂȘtre, D-L, L-R et R-Z, ou E-I, J-N, O-S et T-Z, lĂ encore, rien ne permettait de lâaffirmer prĂ©cisĂ©ment. Il sâagissait dâune sorte de dictionnaire encyclopĂ©dique de la littĂ©rature mondiale (tout au moins, les articles trahissaient-ils une certaine vision de cette littĂ©rature, un regard un peu datĂ©, paternaliste, pourrait-on dire, bien dans lâesprit du temps de leur rĂ©daction â un temps, rappelons-le, quâon Ă©tait bien en peine de situer), classant pĂȘle-mĂȘle auteurs, Ćuvres et courants, sans aucune autre hiĂ©rarchie que lâordre alphabĂ©tique (ce qui en soi, nâest dĂ©jĂ pas si mal). Dans la bibliothĂšque, le recueil Ă©tait en partie dissimulĂ© derriĂšre des volumes en apparence plus rĂ©cents, atlas, rĂ©cits de voyage illustrĂ©s, monographies de peintres, dâautres encore, câest pourquoi il ne le remarqua pas tout de suite.
Il Ă©tait lĂ depuis quelques jours, seul, isolĂ© du monde, sur une Ăźle, venu ici pour Ă©crire, sinon un roman, tout au moins une nouvelle, quelque chose enfin quâil pourrait donner Ă son Ă©diteur Ă qui il devait un livre et beaucoup dâargent. Seulement, il nâavait plus rien Ă dire. « Vide la bibliothĂšque, tu y trouveras ce que tu cherches », lui avait dit lâĂ©diteur. Il avait prĂ©fĂ©rĂ© dâabord sâattaquer au bar. Maintenant affalĂ© dans le seul fauteuil de la trĂšs grande piĂšce, une bouteille vide Ă la main, parfaitement ivre, il fixait sans la voir la lourde armoire qui occupait tout un mur. La lumiĂšre dĂ©clinait et la pĂ©nombre gagnait sur lui, mais il ne bougea pas. Il repensait aux paroles de son Ă©diteur. Il se moquait bien des textes des autres. Il ne voulait ni les lire ni leur voler leurs idĂ©es. De toute façon, il ne savait Ă©crire que sur lui-mĂȘme, seulement, il lâavait fait et il nâavait pour lâinstant plus rien Ă ajouter. Son futur restait Ă Ă©crire, certes, mais cette tĂąche, pensait-il, ne lui incombait pas.
« Vide la bibliothĂšque », les mots tournaient dans sa tĂȘte, et comme il Ă©tait saoul, sa tĂȘte tournant elle aussi, seulement dans un sens opposĂ©, il fut bientĂŽt pris de vertiges. Quâavait-il voulu sous-entendre, Ă la fin, cet Ă©diteurâ? Et si ses mots Ă©taient Ă prendre au sens strict, aprĂšs toutâ? La rĂ©ponse Ă son problĂšme se trouvait peut-ĂȘtre derriĂšre les livresâ; au-delĂ des apparences, en quelque sorte.
Il se leva. Comme il sâapprochait du meuble dont il entendait vider mĂ©thodiquement les rayonnages, quelque chose cogna dans sa tĂȘte, quelque chose qui voulait sortir qui le fit se tordre de douleur. Les livres volaient dans la piĂšce pour aller sâĂ©craser sur le tapis, rejoignant les bouteilles vides et les Ă©clats de verre des flacons renversĂ©s. Il Ă©tait pris comme dâune rage folle. Enfin, il le trouva. CâĂ©tait un fort volume, on lâa dit, câest pourquoi il ne put le sortir aussi bien quâil lâaurait voulu pour le jeter derriĂšre lui. Il sâarrĂȘta sur son dos aux belles lettres dessinĂ©es Ă lâor fin et lâouvrit au hasard. Il parcourut rapidement la biographie dâun auteur dont il nâavait jamais entendu parler, mais auquel Ă©taient consacrĂ©es pas moins de 5 pages, suivi dâune bibliographie consĂ©quente. Il passa quelques feuilles, lu encore, encore un inconnu. Plus loin, et câĂ©tait la mĂȘme chose. Les noms, les titres, et jusquâaux lieux citĂ©s avaient quelque chose de familier, mais quâil nâarrivait pas Ă situer. Ils Ă©taient comme venus dâun monde parallĂšle, ou du futur, pourquoi pas, pensa-t-il, mais dâun futur dĂ©jĂ passĂ© qui expliquerait pourquoi le recueil semblait si vieux. Et si le dictionnaire avait Ă©tĂ© Ă©crit dans un temps qui nâexistait pas encore, il se dit quâil y trouverait peut-ĂȘtre trace de lui. Il y lirait certainement les grandes lignes de sa vie Ă venir, il prendrait connaissance dâune Ćuvre quâil nâaurait alors plus quâĂ Ă©crire. La biographie serait succincte, mais il aurait des bases. Et mĂȘme, il pourrait lâarranger, gommer les Ă©preuves, accentuer les succĂšs. Il se prit Ă rĂȘver quâil pouvait Ă©crire sa vie comme sâil sâagissait de celle dâun autre. Il ne dirait plus « je », il dirait lui en parlant de lui. Sa vie deviendrait fiction. Seulement, la fiction serait vraie, par la seule force de sa plume. Chaque mot ouvrirait une porte, chaque porte donnerait sur un paysage nouveau, un monde inconnu et sauvage apparaitrait sous lâencre de son stylo, quâil lui appartiendrait ensuite de modeler Ă sa guise. Il Ă©tait sauvĂ©, il allait finalement lâĂ©crire, ce texte que rĂ©clamait son Ă©diteur. Il lui suffisait dâaller jusquâĂ son nom et de lire. Son nom⊠Pierre Durtal. Il frissonna. Le volume quâil avait en main allait, certes, jusquâĂ la lettre D, et lâon pouvait supposer que le second tome commençait Ă la lettre E, mais on pouvait tout aussi bien imaginer un autre dĂ©coupage, sâarrĂȘtant Ă DES Ă la fin du premier livre, le second reprenant Ă DET. Seulement, les autres tomes, il ne les avait pas, si tant est quâils existent. Que faire, si dâaventure son nom nâapparaissait pas dans celui-ciâ? Il avait commencĂ© de rĂȘver pourtant, cette vie, sa vie, il lâavait vue passer, bien trop vite pour en cerner les dĂ©tails, mais enfin, il pourrait la retrouver, sâil se concentrait suffisamment. Demain, sans doute, aprĂšs sâĂȘtre reposĂ©, il pourrait y arriver sans trop de difficultĂ©s. Une pensĂ©e le traversa : pourquoi alors ne pas reposer lâouvrageâ? Ne pas savoir Ă©tait peut-ĂȘtre la meilleure des solutions. Son livre, il lui semblait dĂ©jĂ le tenir, ne risquait-il pas maintenant de tout perdreâ? Il hĂ©sita un instant, puis continua de tourner les pages. DE, DI, DO, DU⊠Durtal, Pierre. La notice Ă©tait courte, bien trop courte. Quelques lignes Ă peine. Il y Ă©tait fait mention de son premier livre, on Ă©voquait un succĂšs dâestime, et puis plus rien : quelques mois plus tard, alors quâil sâĂ©tait retirĂ© pour travailler Ă un nouveau roman, il disparut sans quâon ne retrouve jamais sa trace.
Le livre tomba au sol, il avait glissĂ© de mes mains. La chose qui tout Ă lâheure voulait sortir de ma tĂȘte sâĂ©tait Ă©chappĂ©e, elle me regardait fixement, le visage dĂ©formĂ© par un rictus mauvais. Je fis quelques pas en arriĂšre, titubant. Je tombais sur du verre et me coupais en me relevant. La chose avait disparu par la fenĂȘtre ouverte. Je la suivis. La nuit mâappelait.
Cette nouvelle a été publiée une premiÚre fois sur le site de Jean-Philippe Toussaint, dans le cadre du Borges Projet. Elle est également au sommaire de mon recueil Le désenchantement, paru en 2019, actuellement indisponible.
Les illustrations qui illustrent le texte sont tirées du site Old Book Illustrations.
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