Rien que du bruit

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Rien Que Du Bruit #47

castelneau.substack.com

Rien Que Du Bruit #47

Paris dans les années 80, Paris dans les années 90. Les Inrocks, Michka Assayas et JD Beauvallet

Philippe Castelneau
Jan 2, 2022
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Rien Que Du Bruit #47

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C’est une grande chance d’avoir été jeune dans cette ville quand, pour la dernière fois, elle a brillé d’un feu si intense. — Guy Debord

Et c’est peut-être le propre de chaque génération, ses 20 ans révolus, d’imaginer que le meilleur est toujours derrière elle. Aragon lui aussi, dans Le paysan de Paris, courait désespérément après une ville sur le point de s’effacer.

La cité, sans cesse en mouvement, est un monstre en perpétuelle mutation. Le Paris de mes 20 ans n’était pas celui de Debord ; depuis longtemps, il n’était plus celui d’Aragon. Dans « mon » Paris, celui du milieu des années 80, les Halles ont disparu ; depuis Châtelet-les-Halles, point de départ de nos dérives urbaines, nous expérimentons une psychogéographie inédite, traçons d’autres lignes de fuite.

Une mythologie nouvelle s’écrit au rythme des boites à rythmes de la cold wave, tracée à la pointe de nos Doc Martens dans les cendres du grand feu de joie initié par le mouvement punk, qui a brûlé les idoles de nos grands frères.

Ian Curtis, chanteur désespéré du groupe Joy Division

Mon histoire commence un peu plus tôt, un peu plus loin, par un stage dans une imprimerie d’une ville moyenne de la banlieue parisienne, au printemps 1982, l’année de mes 15 ans. Je me souviens de l’atelier mal éclairé, des machines et de l’odeur des encres, du bruit des rotatives, du poste de radio posé dans un coin — éclats de voix, jingles et slogans publicitaires noyés dans le bruit ambiant. Je touchais du doigt l’envers du décor, là où se faisaient les livres et les revues que je dévorais dans ma chambre, et j’en étais impressionné. Je parlais à un des ouvriers de l’imprimerie de ma passion pour les comics américains. À ses heures perdues, il officiait sur une radio libre dont le studio était situé dans un local adjacent. Il m’invita à participer un soir à une émission. Je me ridiculisais, je crois, ne sachant pas les codes ni ne trouvant les mots justes pour parler de ce qui m’occupait. Peu m’importait : encore enfant, j’étais plongé l’espace de quelques heures dans un monde qui me fascinait aussitôt, au milieu d’adultes qui n’avait rien en commun avec mes parents ; des jeunes gens — peut-être 5 ou 10 ans de plus que moi — auxquels je voulais soudain ressembler. Les rires fusaient, les joints tournaient, on s’enflammait pour une musique que je n’avais jamais encore entendue, dont je notais les références pour plus tard : Bauhaus, Kas Product, Joy Division, Cabaret Voltaire, Stinky Toys. D’autres encore.

Bientôt en pleine vague növö, mes semaines ne valent que pour les weekends où je m’échappe vers Paris. Je vais chez Parallèles, je chine des livres, des disques et des fanzines ; au kiosque à journaux des Halles, je trouve le New Musical Express et le Melody Maker. Rue de la Cossonnerie enfin, j’achète mes jeans, mes pompes et par poignées les badges que j’arbore fièrement au revers de ma veste.

Le futur, déjà, est à l’orage. On nous promet le chômage pour seul horizon. Le Sida ravage les rangs de nos aînés, nous interdisant la légèreté. Les murs et les rues de Paris sont sales, le ciel bas et gris, nos vêtements sombres et nos cœurs lourds.

Il nous reste la musique, et voilà qu’un groupe anglais venu de Manchester perce soudain la grisaille de nos vies, emmené par un guitariste enchanteur et un triste chanteur aux textes désespérés, qui s’affiche pourtant dans des chemises colorées, lançant des gerbes de fleurs à la foule massée à leurs concerts.

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Morrissey, alors chanteur des Smiths.

Il en est question dans mon livre L’appel de Londres :

Johnny Marr avait quatre ans de plus que moi, Morrissey à peine huit, leur musique était la nôtre, ce groupe n’appartenait qu’à nous. Longtemps, les Smiths furent mes Beatles, jusqu’à ce que je rencontre les Beatles.

En France, personne ne parle d’eux, et c’est un secret que nous nous transmettons de proche en proche. Jusqu’à l’arrivée des Inrockuptibles : les Inrocks, enfin, s’adressent à nous. Normal : Christian Fevret, Arnaud Deverre et Serge Kaganski, Renaud Monfourny et Jean-Daniel Beauvallet, à l’origine du magazine, sont à peine plus âgés que nous.

(Les Inrockuptibles, en vérité, je ne les découvre qu’en avril 1989, avec le n° 17, un peu moins de deux ans après la séparation des Smiths. Certains des artistes dont il est question dans ce numéro peuplent encore mon panthéon intime : Lilac Time, Cowboy Junkies, John Cassavetes.)

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De gauche à droite : Serge Kaganski, Jean-Daniel Beauvallet, Christian Fevret, Renaud Monfourny, circa 1989/90

En 1992, je suis disquaire au Virgin Megastore des Champs-Élysées. Il y a cette fille qui vient souvent, elle sait que j’écris. Elle m’offre tout Lautréamont, dans une belle édition parue chez José Corti. J’ai oublié son prénom. Le livre et le souvenir que j’ai d’elle ne m’ont jamais quitté. Il y a un ami avec qui je travaille. Son nom là encore, je l’ai perdu. Il veut partir à Los Angeles, devenir metteur en scène de cinéma. Un soir, il me ramène en voiture. Une VW Beetle. Nous écoutons à plein volume Art Blakey, Holiday for Skins, un album Blue Note de 1959, à peu près l’âge de la Coccinelle qui nous emporte. À descendre ainsi les Champs-Élysées, heureux et libre, le monde nous semble plein de promesses, nos rêves à portée de main.

Dans le sac posé sur mes genoux ce soir-là, avec le Lautréamont, il y a le n° 38 des Inrocks, avec les Beach Boys en couverture, un article et une longue interview de Brian Wilson par Michka Assayas. Un choc et une confirmation, pour moi qui depuis des mois assemble patiemment sur cassettes les bootlegs du mythique album Smile. Je ne sais pas si je serai un jour écrivain, mais je rêve d’écrire comme le fait Michka.

Il y a quelques années, j’ai retrouvé une lettre que je croyais perdue. Elle est datée du 2 avril 1992. C’est une réponse envoyée à un jeune homme de 25 ans un peu timide qui veut écrire sur la musique, et qui a écrit pour demander conseil. Cette lettre de Michka Assayas est un cadeau : trois pages et une adresse donnée pour amorcer une correspondance, à laquelle pourtant je n’ose pas donner suite. (Assayas ne s’en souvient bien sûr plus quand je lui en reparle des années après).

De la noirceur de la cold wave des années 80 aux plages de la Californie immortalisées par les Beach Boys, découverts par moi dans les années 90 !

Beauvallet et Assayas étaient les deux signatures que je cherchais d’abord quand j’ouvrais les Inrocks. Tout cela m’est revenu à la lecture du livre de Jean-Daniel Beauvallet, Passeur, aux éditions Braquage. À mesure des pages, des souvenirs me revenaient, prégnants, tant ma vie fut un temps rythmée par les articles et les interviews publiés alors. C’est dire si cette période a compté pour moi, et ma dette est grande envers ce type qui autrefois me semblait intouchable (Inrockuptible, hein !), qui se révèle aujourd’hui fragile, touchant, sincère :

Plusieurs fois dans ma vie, on m’a dit : « Je ne vous imaginais pas comme ça. » Le ton était à la déception. Voire à l’outrage. Je me souviens ainsi du critique Yves Adrien, héros de l’adolescence, de Carla Bruni ou d’Alain Bashung. Je n’ai visiblement pas le physique de l’emploi : il ne saurait y avoir de rock critic débonnaire. Tant mieux en fait car je n’ai jamais revendiqué ce titre trop honorifique de rock critic. Gamin, à la lecture de Best, de Rock & Folk, du New Musical Express ou même de fanzines artisanaux, j’avais placé les rock critics sur l’étage ultime, le penthouse du panthéon de la culture rock. Devant même les musiciens, que je trouvais souvent laborieux dans leurs discours, approximatifs dans leur culture, puérils dans leurs provocations.

Le rock critic incarnait pour moi, dans mes bois, la sophistication ultime, le savoir supérieur capable de joindre les points en une image aussi mouvante qu’aveuglante. Certains musiciens, comme Morrissey, Patti Smith ou David Bowie, furent dans leur musique d’imposants rock critics eux-mêmes, saturant leurs chansons, interviews ou pochettes, d’informations, de références, de voies à suivre. Grâce à elles et eux, la musique devenait ainsi un enivrant jeu de piste reliant par des ponts ou tunnels secrets des pans entiers d’inconnu, de mystérieux. Des musiciens morts, des auteurs maudits ou des peintres dangereux, devenaient ainsi des amis intimes, des alliés sans que l’on n’ait vu, lu ou entendu leurs contributions au génie humain. J’étais fasciné par leur éloquence, leurs digressions qui ouvraient des fenêtres, leur coolitude et leur aplomb. Ils avaient raison, ils n’en doutaient pas un instant. Je n’avais, moi, aucune certitude, une culture médiocre, un amour-propre au point mort. Je ne pouvais qu’admirer, de loin, de bas, ces formidables passeurs, ces seigneurs qui élargissaient le sujet jusqu’à rendre l’ordinaire mythique, le médiocre légendaire. Car ils écrivaient, sans grand soucis de vérité, leur vision. Elle était plus belle, plus sale, plus vivante que l’encyclopédie : elle offrait au jeune ado solitaire une porte de secours, un monde plus coloré, dangereux et fascinant que son quotidien gris comme un faire-part de décès. Les lire, être leur contemporain, apparaissaient alors comme un privilège. Avoir l’inconscience, l’outrecuidance d’imaginer rejoindre un jour cette caste du journalisme, cette élite, relevait tout simplement de l’impossible. Je les imaginais ricanant et se passant cruellement, pour la curée, les petits mots que j’envoyais au courrier des lecteurs de leurs magazines. Comment ce bouseux, cet inculte, ce puceau des oreilles, pouvait-il avoir le culot de les apostropher, de leur réclamer des conseils ? Aucun jamais ne répondit : ça me rassura sur leur statut d’Intouchables.

Alors merci, mister Beauvallet d’avoir été pour moi ce formidable passeur, de l’être toujours. Et merci de m’avoir presque réconcilié avec les Inrocks que, comme dans toutes les vraies histoires d’amour, j’ai haïs autant que je les ai aimés !


Ainsi se termine cette première infolettre de l’année, un brin nostalgique. J’allais vous souhaiter à toutes et tous une belle et douce année 2022, mais comme je l’ai lu ces jours-ci sur les réseaux, je devrais peut-être attendre avril ou mai pour être sûr de ne pas dire une bêtise !

Prenez soin de vous, et rendez-vous dans un mois !

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