Rien Que Du Bruit #48
Aujourd'hui : de la musique comme refuge et comme inspiration, avec Bob Dylan, John Berger et Chuck Palahniuk
Un abri contre les tempêtes.
I was burned out from exhaustion/ Buried in the hail / Poisoned in the bushes / And blown out on the trail / Hunted like a crocodile/ Ravaged in the corn / "Come in," she said, "I'll give ya shelter from the storm"
— Bob Dylan
(J’étais brûlé, vidé, enfoui sous la grêle/Empoisonné dans les buissons, balayé sur la piste/Chassé comme un crocodile, dévasté dans les maïs/« Entre, dit-elle, je te mettrai à l’abri de la tempête. »)
On ne sait jamais tout à fait de quoi parlent les chansons de Dylan — les interprétations sont multiples, différentes parfois d’une écoute à l’autre, comme les versions qu’il joue en concert ne sont jamais les mêmes. C’est son génie, ce pouvoir de suggestion sans cesse renouvelé, sa grande force poétique.
« J’étais épuisé, à bout de forces… “Entre, dit-elle, je t’abriterai de l’orage”. »
Quelques mots, une voix qui semble ne s’adresser qu’à nous, une invitation à la rejoindre, un abri de fortune, une bulle hors du monde où nous glisser quelques minutes, avant de repartir plus fort : une chanson est souvent le meilleur abri contre les tempêtes.
Austin Kleon, dans un récent article, cite un passage du dernier livre de John Berger, Confabulations (Palabres, en français, aux éditions de l’Olivier). (n’ayant que la version anglaise sous la main, c’est moi qui traduis) :
Lorsqu’une chanson est chantée et jouée, elle acquiert un corps. Elle fait cela en prenant brièvement possession de corps existants.
Une chanson, à la différence des corps qu’elle investit, n’est pas figée dans le temps et dans l’espace. Une chanson raconte une expérience passée. Quand elle est chantée, elle remplit le présent. Les histoires font de même. Mais les chansons ont une dimension autre qui leur est propre. Une chanson, tout en remplissant le présent, espère atteindre une oreille attentive quelque part dans le futur. Elle tend vers l’avant, de plus en plus loin. Sans la persistance de cet espoir, les chansons, je crois, n’existeraient pas. Les chansons vont toujours de l’avant.
Le tempo, le rythme, les boucles, les répétitions d’une chanson construisent un abri contre l’écoulement du temps linéaire : un abri dans lequel futur, présent et passé peuvent se consoler, se provoquer, ironiser et s’inspirer l’un l’autre.
Portrait de John Berger par Jean Mohr. © Jean Mohr
Écrire en musique.
Chuck Palahniuk, l’auteur, entre autre, de Fight Club, propose depuis peu une infolettre, Chuck Palahniuk’s plot spoiler : anecdotes, conseils d'écriture, et, pour ceux qui souscrivent un abonnement payant, un roman sous forme de feuilleton. C’est souvent très drôle, et très riche. Ainsi, de celle consacrée à la musique, dont je vous donne quelques courts extraits. Si vous lisez l’anglais, je vous invite cependant à la lire en entier, c’est passionnant.
Chacun de mes livres — au moins les douze premiers — a été écrit en écoutant une seule chanson. Je jouais une seule chanson à l’infini, pour recréer une ambiance cohérente pour le livre, à chaque fois que je travaillais dessus. Et en écoutant une chanson des dizaines de milliers de fois, je n’entendais plus les paroles de manière intelligibles. Les mots se décomposaient, comme les mots d’un mantra se décomposent avec la répétition.
(…) Les chansons sont une distorsion du langage. Alors pourquoi une nouvelle ne pourrait-elle pas être structurée comme une chanson (…) avec des couplets, un refrain et un pont ?
La nouvelle originale Fight Club, qui est devenue le chapitre six du roman, je l’ai écrite comme une chanson. Je voulais pouvoir sauter partout (comme dans un clip vidéo), mais ne pas perdre le lecteur alors que je passais du passé au présent, d’un décor à l’autre, d’une petite voix à une grande voix. Alors j’ai inventé sept règles à utiliser comme le refrain d’une chanson. Ensuite, j’ai créé les couplets : comment le fight club a commencé, qui vous y rencontrez, le contexte de l’histoire, ce que le fight club signifie pour le narrateur. Et j’ai utilisé les règles comme pierres de touche pour signaler chaque « saut » vers une nouvelle image ou un nouveau message.
(…) les règles sont devenues un rituel. Une fois qu’un lecteur les a lus une fois, il peut les anticiper. Il les a apprises par la répétition, et il peut les « chanter », comme les gens se joignent au refrain d’une chanson en concert.
— Chuck Palahniuk : Under the influence of music
Écrire avec la musique.
Je pouvais m’envelopper dans le cocon chaleureux d’une chanson et aller n’importe où. J’étais invincible.
— Johnny Cash
J’ai écrit un livre à partir des chansons d’un disque. Une contrainte : chaque chapitre correspondait à un morceau, dans l’ordre de l’album. Le résultat fonctionnait, mais le livre n’était pas terrible.
La musique m’accompagne toujours dans la rédaction de mes livres, mais j’en écoute rarement lorsque j’écris. J’élabore une playlist pour chaque projet, que j’écoute en voiture, souvent à fort volume. Au fil des morceaux, des idées viennent, que je mémorise par répétition, pour les noter une fois arrivé à destination. Parfois, une chanson agit comme un révélateur, les mots, les idées surgissent et se répondent. Pour ne pas perdre le fil, je mets le morceau en mode repeat et, le temps du trajet, bien que concentré sur la route, je suis pourtant ailleurs, tout entier dans mon livre.
De Motel Valparaiso, mon roman qui sort le 3 mars prochain, je peux dire sans mentir qu’il a été écrit sur la route et en musique. Les éditions Asphalte ont la bonne idée de demander à leurs auteurs une playlist qui figure sur le rabat de la couverture de leurs livres. Elle est également proposée sur le site de l’éditeur, et vous pouvez écouter ici celle qui accompagne Motel Valparaiso et avoir un petit aperçu du livre.
Et voilà, c’est tout pour ce mois-ci. Rendez-vous en mars, dans votre boite mail… et sur les tables de vos librairies !