Rien Que Du Bruit #50
Aujourd'hui : to beat, beat, beaten. Rythme, extase et épuisement : Kerouac a 100 ans.
J’ai toujours été attiré par les mouvements artistiques. Adolescent, je me rêvais des amis imaginaires partageant les mêmes aspirations que moi, une camaraderie forgée à l’aune de la créativité. Je lus les Parnassiens, m’intéressait aux symbolistes. L’Oulipo m’intrigua, l’existentialisme me plongea dans des abîmes de perplexités (le sens de la vie, tout ça !). Les surréalistes me passionnèrent, mais la doxa et les purges à répétitions imposées par Breton me fatiguèrent.
À 17 ans, j’ai découvert Kerouac, bientôt Burroughs, et Ginsberg enfin. La trinité bancale de la Beat generation. Le croisement de figures disparates, mais qui toutes partageaient la même soif de liberté, d’aventures, et d’expérimentations. Ceux-là ne s’embarrassaient pas de manifestes. C’est le rythme, le Beat qui leur tenait lieu de profession de foi. Une scansion, moitié prière et moitié envoutement !
Non pas un mouvement, mais des gens en mouvement ; la route comme seul horizon, et le monde à conquérir : New York et San Francisco, Mexico, Tanger ou Paris. Ils s’essaient à la photographie, au cinéma, à la poésie sonore, ouvrant grand le champ de la littérature. Kerouac, qui vouait une passion sans bornes au jazz, et voulait en impulser le rythme dans ses textes, figure sur plusieurs disques, accompagné de musiciens. Début 1958, sous la houlette du producteur Bob Thiele, il enregistre avec le pianiste Steve Allen un premier 33T, puis quelques semaines plus tard, un deuxième album avec les musiciens Al Cohn et Zoot Sims. Rendez-vous en partie manqué : Kerouac est mort de tract, et les deux saxophonistes ne s’intéressent guère à lui. Simple travail de commande pour les deux musiciens qui, à la fin de la session, sans attendre le playback, décident d’aller boire un verre, laissant seul en studio un Kerouac dévasté.
Le succès fulgurant de Sur la route, après des années de doutes et de vaches maigres, le malentendu qui inévitablement l’accompagne — qu’on l’adule ou le méprise, toujours pour de mauvaises raisons — poussent Kerouac à se replier sur lui-même, à faire preuve d’arrogance et à se réfugier dans l’alcool. Cohn et Sims ce jour-là ont cru devoir se plier à un caprice d’auteur en vogue, sans jamais comprendre l’admiration que celui-ci vouait à leur musique.

Sur la route, justement : « Ça n’est pas écrire, c’est dactylographier. » La formule, assassine, est sans appel. Elle est signée Truman Capote, répondant au journaliste David Susskind qui l’interrogeait sur Kerouac.
On connaît la légende : Sur la route a été écrit entre le 2 et le 22 avril 1951, sur un long rouleau de papier télégraphique inséré dans une Remington ; l’auteur, gavé d’amphétamines, tape inlassablement jour et nuit et à un rythme effréné, un long texte d’un seul tenant, sans aucune ponctuation. Kerouac croit dur comme fer au premier jet, à la puissance de la prose spontanée. Il s’attache à reproduire par écrit la magie des improvisations be-bop d’un Charlie Parker qu’il admire plus que tout. Le Beat, pour le rythme. Et pour la transe induite par l’écriture fiévreuse : béat, comme béatitude.
Il existe bien un rouleau, mais il s’agit de feuilles de papier-calque que Kerouac a retaillé et patiemment assemblé avec du ruban adhésif. Si Jack passe trois semaines sur son manuscrit, sa prose n’est pas aussi spontanée qu’on a bien voulu le dire. Il a longuement mûri son projet, et travaille à partir de notes qui remplissent des dizaines de carnets qu’il garde à portée de main. Il y reviendra encore, après l’épisode du rouleau : on le retrouve ainsi un an plus tard, sous la forme d’une nouvelle, et en français, avec le titre sur le chemin. Il lui faudra attendre six ans de plus pour voir le roman édité. Six années durant lesquelles il retravaille son texte.
Robert Giroux, le patron des éditions Viking aura beau jeu de prétendre qu’il a publié tel quel le rouleau, après que Kerouac lui a dit : « ce manuscrit-là, pas question d’y toucher. Il a été dicté par le Saint-Esprit » : on sait que le livre imprimé a été largement remanié sous l’impulsion de Malcolm Cowley, l’éditeur qui accompagne Kerouac en vue de la publication. Depuis, le rouleau original a été retrouvé et publié : version plus crue, plus folle parfois, moins maîtrisée peut-être. Chacun peut désormais se faire son opinion sur le sujet.
Pour beaucoup, Kerouac n’a jamais réussi à faire mieux que Sur la route. Avec pourtant plus de quinze bouquins derrière lui, il ne serait l’auteur que d’un seul livre. Et encore : celui-ci vaudrait plus pour l’impact qu’il a eu que pour ses qualités littéraires. C’est évidemment injuste.
J’aime précisément chez Jack ses faiblesses, ses blessures, ses tâtonnements, sa volonté d’aller toujours de l’avant, en dépit des échecs. Et son envie de vivre.
Kerouac, je l’ai longtemps vu comme un grand frère, et c’est étrange de me rendre compte qu’il aurait 100 ans aujourd’hui, lui qui m’a accompagné plusieurs années, portant un regard bienveillant sur mes textes de jeunesse. C’est lui aussi qui, le premier, a glissé dans ma besace des livres que personne autour de moi ne semblait connaître, lui qui m’a sensibilisé au zen, à l’errance (la dérive, disent les situationnistes à peu près au même moment), à une poésie nouvelle, loin des classiques que j’étudiais au lycée.
Jack Kerouac, né Jean-Louis, surnommé Ti-Jean, a grandit à Lowell, dans le Massachusetts, aux USA, mais au sein d’une famille québécoise où l’on parle le joual, le français des classes populaires de Montréal : « J’ai jamais eu une langue à moi-même, du français patois jusqu’à six ans, et après ça l’anglais des gars du coin. »
Si, adulte, Kerouac trouve enfin sa langue, il dit le devoir à Céline pour la musique, à Joyce pour le flux de conscience, à Proust pour l’ambition, à Rimbaud pour l’élan poétique.
Je ne lis plus Kerouac, et quand j’ouvre un de ses livres au hasard, je n’y retrouve pas le souffle qui m’avait emporté adolescent, quand je dévorais fiévreusement ses bouquins l’un après l’autre. Difficile aussi de faire abstraction de l’homme bouffé par l’alcool et les préjugés qu’il était devenu à la fin de sa courte vie et que j’ai découvert plus tard.
Kerouac se rêvait un autre destin, et sa vie ne fut pas heureuse. Ses livres n’égalent pas ceux de ses modèles, mais quand il écrit, Jack est pleinement lui-même. Maladroit peut-être, oui, mais entier. Tout entier Kerouac : écrivain !
Je ne lis plus Kerouac, mais il est celui qui m’a convaincu d’écrire, qui a ôté de mes épaules le poids de la littérature, si lourd à porter pour qui se lance dans cette bizarrerie qu’est l’écriture. Je lui dois ça, au moins, et ma dette envers lui est inestimable.
MOTEL VALPARAISO dans la presse :
Une rêverie un peu lynchienne, et très americana, dont on rechigne à s’éveiller. Superbe ! (Midi Libre)
Une quête de renouveau sur les terres arides de l’Ouest américain. Un road trip très réussi. (La Gazette)
Prochaine dédicace à Paris le 6 avril à 19h, à l’occasion de la soirée Asphalte à la librairie-café Cariño. J’y serai en compagnie de Boris Quercia, qui nous parlera de son roman, Les Rêves qui nous restent - première incursion dans l'anticipation après sa trilogie polar des Santiago Quiñones.
Sur mon site, quelques articles récents :
Daniel Mendelsohn — Trois anneaux (un conte d’exils) : Le livre de Mendelsohn, très court, est vertigineux de bout en bout, passionnant et, par moment, proprement bouleversant. C’est une ode à la littérature, à la transmission du savoir, et une stupéfiante leçon d’écriture.
Jean-Philippe Toussaint — L’instant précis où Monet entre dans l’atelier (Minuit) : Jean-Philippe Toussaint sort un nouveau livre, et quelle claque, en seulement 30 pages ! Son texte, interrogeant le passé, explorant la méthode d’un vieux peintre, interpelle notre présent et visite la manière de faire de l’écrivain.
Rodolphe Barry — Une lune tatouée sur la main gauche (Finitude) : Barry, qui se met lui-même en scène, enquêtant sur Shepard à la manière d’un détective de roman noir, nous donne à voir le personnage dans toute sa complexité, sans rien renier de l’admiration qu’il lui porte. Une réussite.
Et voilà pour aujourd’hui !
Si vous êtes à Paris le jeudi 6 avril, n’oubliez pas : rendez-vous à la librairie-café Cariño, 21 rue du Chalet dans le 10e, autour d'un maté et de quelques spécialités argentines : empanadas, alfajores, dulce de leche, etc. (je sais, j’ai des arguments !).
Quoi qu’il en soit, se retrouve dans un mois, ici-même. D’ici là, portez-vous bien !