Rien que du bruit

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Rien Que Du Bruit #51

castelneau.substack.com

Rien Que Du Bruit #51

Aujourd'hui : forêts profondes, jardins secrets et ateliers d'artistes

Philippe Castelneau
May 7, 2022
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Me restait seulement le vœu d’écrire du fond de la forêt, du cœur intouchable du temps, à qui voudrait voir, offert de nulle part, dans la mâchoire du ciel ses caprices danser autour de l’être immuable. — Alina Reyes (Forêt profonde)

Imaginez ça : vous êtes seul. Vous marchez, l’esprit occupé de pensées parasites. À un moment, vous quittez la route pour emprunter un chemin de terre qui traverse la campagne. Il y a peut-être des champs de maïs ou de blé de chaque côté du chemin. Vous imaginez à quoi ça ressemble, vu d’un peu plus haut : des étendues de vert et de jaune, sous le bleu du ciel. Vous pensez à ça en marchant, et déjà vos pensées parasites ne sont plus qu’un vague bourdonnement. Peu à peu, les clôtures qui longeaient le chemin disparaissent. Les champs de maïs ou de blé disparaissent, et jusqu’au souvenir de la route que vous empruntiez tout à l’heure s’efface.

Le chemin vous a conduit à l’orée d’une forêt. Vous continuez de marcher. Le chemin n’est plus qu’une trace au sol, qui vous entraine toujours plus avant ; la forêt, de plus en plus dense, vous enveloppe dans sa pénombre. Vous continuez de marcher. Les branches, diligemment, s’écartent — oh, à peine —, mais suffisamment pour vous laisser passer. Il n’y a pas un bruit, seulement le frottement léger de vos pas sur le chemin de terre, et c’est peut-être ce qui vous inquiète le plus, ce silence. Le silence, dans ce qui ressemble à la nuit.

Ouvrez les yeux : il y a devant vous une clairière. Vous y pénétrez. L’obscurité fait place à la lumière, une lumière de printemps ou d’été. Vos doigts jouent avec les rayons du soleil qui traversent la canopée. Une brume légère plane à quelques centimètres du sol. Des papillons surgissent, qui dansent autour de vos doigts. Vous entendez le vrombissement des insectes, invisibles pourtant, qui s’affairent tout autour. Peut-être, au loin, le bruit cristallin d’un cours d’eau. Le chant d’un oiseau.

Fermez les yeux. Voici la nuit. Vous baignez dans la lumière de la lune. Vos pieds sont nus, l’herbe humide et douce au contact de votre peau. Vous levez les yeux au ciel, et le ciel est un tapis d’étoiles dont la beauté vous subjugue. Vous respirez profondément. Des mots virevoltent devant vous, comme tout à l’heure les papillons. Les mots se répondent : c’est un chant et ce chant est une fugue. Vous êtes tout entier concentré sur ce chant. Les mots s’échappent. Vous jetez votre filet pour les rattraper : vous commencez à écrire.

Voilà, vous y êtes. Vous savez que vous y êtes : bienvenue dans mes forêts profondes.

Illustration : Jardin secret, Roxane Lecomte

Le concept de « forêt profonde » s’est imposé ces dernières années, suite à la publication du livre La forêt sombre de Luo Ji. Dans ce récit de science-fiction, l’auteur propose une réponse au célèbre paradoxe posé par le physicien italien Enrico Fermi en 1950 : « S’il y avait des civilisations extraterrestres, leurs représentants devraient être déjà chez nous. Où sont-ils donc ? »

L’Univers est une forêt sombre dans laquelle chaque civilisation est un chasseur armé d’un fusil. Il glisse entre les arbres comme un spectre, relève légèrement les branches qui lui barrent la route, il s’efforce de ne pas faire de bruit avec ses pas. Il retient même sa respiration. Il doit être prudent, car la forêt est pleine d’autres chasseurs comme lui. S’il remarque une autre créature vivante — un autre chasseur, un ange ou un démon, un bébé sans défense ou un vieillard boiteux, une magnifique jeune fille ou un splendide jeune homme, il n’a qu’un seul choix : ouvrir le feu et l’éliminer. Dans cette forêt, l’enfer c’est les autres. Une éternelle menace. Chaque créature qui dévoile son existence est très vite anéantie. Voici la cartographie de la société cosmique. C’est la réponse au paradoxe de Fermi. — Luo Ji

Remplacez le mot univers par internet, pensez aux trolls, aux clashs à répétitions, au harcèlement en ligne : c’est la théorie développée par Yancey Strickler, co-fondateur de Kickstarter, dans un article de mai 2019 : The Dark Forest Theory of the Internet. Mais si l’Internet est devenu un terrain dangereux, il existe en son sein des zones protégées, ce que Stricker nomme le « dark social », les forêts sombres de l’Internet. Ce sont les messageries privées, les SMS, les podcasts, les newsletters, les blogs, tous ces espaces de partages qui contournent les réseaux sociaux, et échappent (un peu mieux) au ciblage des algorithmes.

J’ai pour ma part une interprétation toute personnelle du concept de forêt profonde, qui m’accompagne depuis la lecture en 2007 du très beau livre d’Alina Reyes, dont une citation ouvre cette infolettre. Au cœur de la forêt, mon jardin secret. Un espace préservé, encore un peu sauvage, que je rejoins grâce à la méditation, et où je me retire chaque jour pour écrire. Inaccessible à ce monde, pour quelques heures :

Être inaccessible ne signifie en aucun cas se cacher ou faire des secrets (…) Cela ne signifie pas que tu ne puisses plus avoir affaire aux autres. Un chasseur utilise son monde avec frugalité et avec tendresse, peu importe ce qu’est ce monde, choses, animaux, gens, ou pouvoir. Un chasseur est intimement en rapport avec son monde et cependant il demeure inaccessible à ce monde même…

— C’est contradictoire, dis-je. Il ne peut pas être inaccessible si heure après heure, jour après jour, il est là, dans son monde.

— Tu n’as pas compris, remarqua-t-il avec beaucoup de patience. Il est inaccessible parce qu’il ne déforme pas son monde en le pressant. Il le capte un tout petit peu, y reste aussi longtemps qu’il en a besoin, et alors s’en va rapidement en laissant à peine la trace de son passage. — Carlos Castaneda


ATELIERS D’ARTISTES :

Ma forêt profonde, c’est une perspective et un état d’esprit. Une disponibilité mentale, mes doigts sur le clavier de mon ordinateur. C’est aussi l’espace autour de moi, un cercle de lumière produit par la petite lampe posée près de moi, qui éclaire le bureau. Un vrai capharnaüm : carnets, notes en vrac, piles de livres, lunettes, tasse de café, crayons et gomme. Moi, je m’y retrouve, et je m’y sens bien.

Bien sûr, il y a une part de fétichisme là-dedans, et une sorte de fuite en avant, comme le souligne justement Nick Cave :

Ce bureau, avec son bureau massif, sa machine à écrire, ses étagères de livres et ses piles accumulées d’artefacts et de gribouillis égocentriques, je le considérais comme mon « espace sacré », une forteresse dont je pouvais fermer à double tour la porte sur le monde. Mais avec le temps, ce bureau, ma retraite, a commencé à devenir un lieu d’exclusion ou de cachette, un lieu où je pouvais me détourner du monde, sous prétexte d’être créatif, au détriment de tout le reste.

(…) J’en suis venu à comprendre que l’espace sacré, c’est l’imagination elle-même, ou plutôt le temps passé à l’intérieur de l’idée réelle — la chanson que vous composez, l’histoire que vous écrivez ou l’image que vous peignez. L’espace sacré, pour l’artiste, se situe dans le flux créatif, au point crucial et fougueux de l’intention artistique, là où le temps se contracte soudain et l’œuvre trouve sa puissance, là où elle creuse son sillon. Mon espace sacré est devenu le feu roulant de l’imagination.

Mais peut-être que ces nobles revendications sur l’imagination sont encore de l’orgueil artistique, un autre endroit où se cacher, comme le bureau — une autre chose qu’on s’invente pour se séparer du monde. Peut-être que l’espace sacré est simplement le monde lui-même — un lieu sacré où nous existons tous en ce moment, où nous nous engageons dans la vie, acceptons ses nombreuses humeurs, en restant toujours dans le moment présent. Peut-être que ce que nous avons passé tant de temps à fuir, ou à essayer de créer, était là depuis le début — l’espace béni, l’espace sacré, le lieu véritablement créatif — le monde qui nous entoure.

Voilà qui invite à ne pas être dupes des artefacts que nous nous créons. Ils nous aident cependant, et nous sommes quelques-uns à avoir nos grigris — une figurine, une carte postale, une photo, un stylo, une boite —, un objet fétiche à portée de main, posé sur le bureau.

J’en ai mon compte à mes côtés, de ces fétiches, et je suis toujours curieux des bureaux d’écrivains, des ateliers d’artistes ou d’artisans.

C’est pourquoi j’ai voulu proposer ici une nouvelle rubrique, consacrée à des artistes dont j’apprécie depuis longtemps le travail, et qui voudront bien ouvrir pour nous les portes de leur fabrique.

Aujourd’hui, c’est Roxane Lecomte qui a bien voulu se prêter au jeu, en m’envoyant une photo de son atelier et en m’autorisant à utiliser quelques-unes de ses œuvres pour illustrer cette lettre :

L’atelier de Roxane Lecomte, là où s’élabore les créations de la Maison Chapal & cie

Roxane, je la connais depuis longtemps, d’abord comme graphiste indépendante dans le milieu de l’édition, où elle exerce depuis une dizaine d’années. C’est à elle qu’on doit par exemple l’identité visuelle de la maison publie.net : « J’ai la chance, écrit-elle à ce propos, de travailler au sein d’un laboratoire littéraire permanent, espace libre où l’on teste, cherche, trouve, se trompe, recommence autrement, bref, un petit îlot créatif très très très rare. »

En marge de son activité dans l’édition, Roxane, « basée dans un petit village au sud de Toulouse (Miremont), direction les montagnes », dit-elle, a créé son laboratoire d’expérimentation graphique, la Maison Chapal & Cie :

J’ai créé Maison Chapal & Cie, une boutique en ligne d’illustrations et je fais les marchés de créateurs plusieurs fois par mois en Haute-Garonne.

Mes influences sont multiples, mon travail éclectique. Je dessine des petites fleurs, des enfants qui rient, je compose des planches vintage à partir d’images du domaine public, je fais de la peinture, de l’argile, de la linogravure, de la sérigraphie, je tente de nouvelles choses… ça bouillonne à l’intérieur dans un chaos créatif qui carbure puissance mille, avec en ligne de mire de la couleur à foison !

Énormément de tendresse, une pointe de nostalgie et une bonne dose de second degré rendent, à mes yeux, ses créations irrésistibles.

Quelques exemples du travail de Roxane, à retrouver sur son site maisonchapal.com, ou sur les réseaux : @maisonchapal.

AGENDA :

Motel Valparaiso poursuit son chemin en librairie, et, avec les beaux jours, également hors les murs !

  • Rendez-vous le 18 mai prochain à partir de 18 h 30 à la MAD, la médiathèque Alphonse Daudet d’Alès, pour une rencontre croisée avec Olivier Dorchamps et Franck Pavloff.

  • Le vendredi 20 mai, à l’occasion d’un petit-déjeuner littéraire organisé dans le cadre de la Comédie du livre de Montpellier, j’aurai le très grand plaisir d’échanger avec Aude Seigne. Une rencontre au café de la Panacée, à partir de 10h, animée par Thomas Stélandre (Libération).

  • Enfin, du 20 au 22 mai, vous me trouverez en dédicace sur le stand de la librairie Sauramps, lors de la Comédie du livre.


Et l’on se quitte sur cette belle image, « La petite robe rouge ». La description qu’en donne Roxane est la meilleure réponse au marasme ambiant, alors ne boudons pas notre plaisir :

C’est l’heure d’ouvrir les fenêtres et de laisser entrer le soleil, d’aller crapahuter dans les clairières parmi les fleurs, de vagabonder de-ci de-là dans la nature : un nouveau cycle commence, vers l’horizon, vers le soleil.

Rendez-vous à la MAD ou à la Comédie du Livre dans 15 jours, et sinon ici même dans un mois !

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