Rien que du bruit

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Rien Que Du Bruit #56

castelneau.substack.com

Rien Que Du Bruit #56

Aujourd’hui, je vous parle du Paris des profondeurs de Pacôme Thiellement, d’ésotérisme et d’un de mes anciens textes.

Philippe Castelneau
Oct 2, 2022
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Rien Que Du Bruit #56

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Pacôme Thiellement, je l’ai découvert en 2009, avec Cabala, son ouvrage consacré au versant occulte du groupe rock Led Zeppelin. Je lisais ensuite plusieurs de ses livres. J’étais fasciné par sa méthode, consistant à prendre un sujet de pop culture ( “c’est à travers les œuvres pop que les gens se sont rêvés et identifiés ces quarante dernières années, et qu’ils ont cherché des réponses à leurs questions”, écrit-il dans Pop Yoga), pour en tirer chaque fil jusqu’à le distendre, le charger de sens à l’aune d’un éclairage ésotérique : “Il s’agit d’entretenir avec elle (la pop culture) une relation d’exégèse, de la lire comme les mystiques lisent les textes sacrés” (Le Monde, 2013).

Le travail de Thiellement sur les séries télévisées Lost et The Leftovers (en collaboration avec Sarah Hatchuel) est de ce point de vue particulièrement édifiant. Peu importe en définitive que Damon Lindelof ait vraiment eu l’intention que Pacôme Thiellement lui prête, de disposer dans les scénarios de Lost et The Leftovers des symboles et de multiples sens cachés. L’enjeu est ailleurs : en (sur) interprétant ainsi l’œuvre, Thiellement en invente une autre, plus envoûtante encore.

PACOME THIELLEMENT - PHOTO © JÉRÔME PANCONI

Il le reconnaît implicitement en ouverture de son nouveau et très réussi livre, Paris des profondeurs : “C’est un secret en pleine lumière. C’est une épiphanie sculptée à même la pierre. Ce n’est pas Paris, c’est son double : un territoire imaginaire où se rejoignent comme dans un ruban de Möbius, son alpha et son omega, son commencement et sa fin.”

Nous marchons avec l’auteur dans les pas de Breton et Desnos, de Balzac, de Baudelaire, de Nerval ou de Nicolas Flamel. D’autres encore. Thiellement explore la ville capitale selon la méthode d’Ivan Chtcheglov, qui inspirera à Debord le concept de dérive situationniste : “Nous évoluons dans un paysage fermé dont les points de repère nous tirent sans cesse vers le passé. Certains angles mouvants, certaines perspectives fuyantes nous permettent d’entrevoir d’originales perceptions de l’espace, mais cette vision demeure fragmentaire. Il faut la chercher sur les lieux magiques des contes du folklore et des écrits surréalistes : châteaux, murs interminables, petits bars oubliés…”

Ce qui me séduit le plus dans ce bouquin, c’est que l’auteur, à son tour, à la manière des surréalistes un siècle avant lui, s’approprie Paris. Sa dérive, si elle s’inscrit dans les pas de ses illustres prédécesseurs, est nourrie de ses obsessions propres (Isis, l’alchimie, les gitans) et de ses mythologies intimes : le collectif Spectre, qu’il co-fonde en 1998, le journal Hara Kiri, les auteurs de L’Association. En en renouvelant la théogonie, Thiellement inscrit Paris dans une nouvelle modernité.

C’est aussi une réflexion sur la disparition de certains quartiers au profit de la gentrification : “La nostalgie du vieux Paris est une réaction légitime, mais elle ne touche pas à ce qui se joue vraiment lorsqu’on arpente son double, Paris des profondeurs, à savoir que celui-ci présente un perpétuel revenir des forces révolutionnaires (isiaques, osiriennes, gitanes) contre les forces de réaction qui cherche à saisir Paris.”

Il subsiste toujours ainsi, pour qui sait chercher, des passages qui conduisent à la “seconde ville”.

“Nerval est le premier poète à traverser Paris comme un pèlerin à la recherche de son âme” écrit Pacôme Thiellement, et je crois que c’est ainsi qu’il se voit lui-même, traversant la ville à la recherche de son âme.

Comme le souligne Christian Rosset dans l’article qu’il lui consacre, ce livre est à la fois un récit, un essai et une rêverie. Et si c’est un rêve, il est de ceux dont on voudrait ne pas se réveiller.


Je vis aujourd’hui dans un village du sud de la France, mais Paris reste ma ville de cœur.

En 2015, j’évoquais dans mon récit L’appel de Londres les années d’enfance décisives passées du côté de la Place de Clichy.

Auparavant, j’avais autopublié une longue nouvelle, La grammaire du chaos.

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Tentative maladroite de premier roman, je garde cependant une certaine affection pour ce premier livre où il est question de magie, de kabbale, de tarot… et d’un Paris ésotérique qui n’est pas sans lien avec celui évoqué par Pacôme Thiellement. En voici deux courts extraits, à titre d’exemple :

Il était tout juste 21 heures quand ils sortirent de la station de métro Les Gobelins. Alors que leurs pas les conduisaient du côté de la Butte-aux-Cailles, Frank évoquait ce singulier quartier de Paris où se trouvaient réunis à la fois un consumérisme outrancier, avec le grand centre commercial de la place d’Italie, et un esprit populaire, rappelant que c’était d’ici que partit la Commune, incarnée dans ce petit village avec ses ruelles et ses maisons basses, vestiges de l’époque préhaussmannienne. Et au milieu de tout cela, le chinatown parisien, qui, sans être aussi marqué et folklorique que ceux d’autres grandes capitales, apportait une touche d’exotisme surprenante. Débouchant près du square René-Le-Gall, Frank expliqua qu’ils se trouvaient sur l’ancienne île aux Singes, qui s’inscrivait autrefois entre les deux bras de la Bièvre.

« Du fait de la pollution importante qui s’y déversait à cause des tanneurs qui travaillaient ici, la Bièvre fut recouverte en 1910. C’est ainsi que disparut le deuxième fleuve de Paris, mais il paraît que dans les catacombes, à certains endroits, la Bièvre coule toujours, et y est l’objet de cultes qui étrangement ramèneraient à l’Égypte antique et à Isis… »


« Comme tu le sais, Notre-Dame est construite sur l’île de la Cité, et c’est à partir de cet endroit que s’est construit Paris. Paris… Par-Isis… Et cette île à la forme d’un bateau, le bateau de la mère d’Horus… Lorsque la civilisation égyptienne s’est effondrée, certains hauts dignitaires Koush auraient fui à travers le désert à la recherche d’une cité sacrée, située à l’ouest. Et c’est ici qu’ils auraient transmis leurs secrets aux rois mérovingiens…

— Les fameux rois fainéants ?

— Ça, c’est l’image que l’on a voulu transmettre d’eux, pour justifier leur destitution. Mais avant de se convertir au catholicisme, avant même d’hériter des mystères de l’Égypte ancienne, les Mérovingiens tenaient leurs pouvoirs des dieux païens des peuples barbares qui érigèrent leurs territoires sur les ruines encore fumantes de l’Empire romain. La légende dit que la femme du roi Clodion se baigna enceinte dans l’océan et fut séduite par une créature merveilleuse qui l’aurait de nouveau fécondée. Les deux sangs se seraient mêlés et l’enfant qui naquit de ces deux unions, Mérowé, à l’origine de la nouvelle dynastie qui porte son nom, allait transmettre à ses descendants des pouvoirs magiques.

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Robert Delanglade (d’après les projets de cartes de victor Brauner, andré Breton, Oscar Dominguez, max Ernst, Jacques Hérold, Wilfredo lam, Jacqueline lamba, andré masson),douze cartes du Jeu de Marseille, 1941, édité par André Dimanche, Marseille, 1983. Source : Bibliothèque Kandinsky (Centre Pompidou). Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky, RMN-Grand Palais/ image de la Bibliothèque Kandinsky – © ADAGP,Paris, 2018.

Je ne sais pas pourquoi je vous donne à lire ces deux passages. Peut-être le regret de ne pas avoir réussi à écrire le livre que je portais alors, et l’envie, malgré tout, d’y revenir sous une forme ou une autre ? Quelque chose que la lecture du livre de Pacôme a réveillé, certainement.

L’ésotérisme, quoi qu’on en pense, est une source inépuisable d’imaginaire, et l’écriture romanesque a pour moi tout à voir avec la magie. Comme le dit Alan Moore : « le langage, l’art, la conscience et la magie sont quatre facettes du même phénomène. La créativité et la magie sont presque interchangeables. »

À un autre moment de mon livre, l’un des personnages s’adresse au héros du récit :

Sais-tu, reprit-il au bout d’un moment, posant la main sur l’épaule de son compagnon, que grammaire et grimoire ont la même racine, la même origine ? Dans son grimoire, le mage note ses recettes, une sorte de mode d’emploi pour un monde convulsif, une grammaire du chaos.


Un mode d’emploi pour un monde convulsif : c’est peu dire que nous en aurions besoin ! Mais ce mode d’emploi, cette grammaire du chaos existe bel et bien : elle est dans les livres qui nous façonnent et qui nous aident à vivre… alors, lisons !

Portez-vous bien, et rendez-vous à la fin de ce mois pour la désormais rituelle nouvelle d’Halloween !

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Le texte, repris plus tard par un éditeur numérique, est aujourd’hui définitivement épuisé.

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