Rien que du bruit

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Rien Que Du Bruit #57

castelneau.substack.com

Rien Que Du Bruit #57

Aujourd'hui : Tomb of Dracula, un conte fantastique, bref : Halloween ! đŸ‘»đŸŽƒ

Philippe Castelneau
Oct 30, 2022
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Rien Que Du Bruit #57

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Il n’est pas de passion plus contagieuse comme celle de la peur. — Michel de Montaigne.

The Batman, par Kelley Jones

Ok, ok, Halloween
 Je vous entends soupirer, hein !

C’est peut-ĂȘtre parce que je suis nĂ© en octobre que j’ai un faible pour l’automne et les fĂȘtes de fin d’annĂ©e. Et si j’aime particuliĂšrement All Hallows' Eve, ce n’est Ă©videmment pas pour son aspect hyper commercial, mais pour son cĂŽtĂ© transgressif sous-jacent, qui tient dans la perpĂ©tuation d’une cĂ©lĂ©bration paĂŻenne, la fĂȘte de Samain, qui Ă©tait, nous apprend Wikipedia, la pĂ©riode oĂč les barriĂšres sont baissĂ©es et oĂč, selon les croyances de l'Ă©poque, l'irrĂ©el cĂŽtoie le rĂ©el et oĂč les hommes peuvent communiquer avec les gens de l'autre monde.

Et si on se dĂ©guise le soir du 31 octobre, ça n’est pas, rappelons-le, pour faire sursauter ses voisins, mais pour effrayer les fantĂŽmes !

Transgressif, et sans doute un peu rĂ©gressif en ce qui me concerne : c’est le moment oĂč j’ai envie de revoir L’étrange NoĂ«l de Monsieur Jack, Le bal des vampires, d’autres films encore, moins avouables ; oĂč je me replonge dans mes vieux comics, des reprints d’EC Comics, les Batman de Doug Moench (scĂ©nario) et Kelley Jones (dessins), la sĂ©rie Nocturnals de Dan Brereton, et ma prĂ©fĂ©rĂ©e, peut-ĂȘtre : Tomb of Dracula, Ă©crite par Marc Wolfman et illustrĂ©e par Gene Colan.

Si vous ne connaissez pas, ou mal, ce dernier, je vous invite à jeter un oeil à cette vidéo (en anglais) :


Ainsi, chaque annĂ©e, Ă  cette pĂ©riode, je vous propose un conte d’Halloween. mais aujourd’hui, il s’agit d’une histoire un peu spĂ©ciale.

Ceux d’entre vous qui ont lu mon roman Motel Valparaiso savent qu’il y est question d’une lĂ©gende amĂ©rindienne, Ă  l’origine d’une malĂ©diction qui pĂšserait sur la ville de Cevola, oĂč se dĂ©roule l’action du livre.

Cette lĂ©gende est souvent Ă©voquĂ©e par les protagonistes, mais elle n’est jamais complĂštement dĂ©voilĂ©e. Elle existe pourtant : je l’avais Ă©crite, au moment du premier jet du livre, en m’inspirant de nombreux rĂ©cits mythologiques.

Ce texte, le voici : la terrible et triste histoire de la déesse Sedna !


Sedna est la dĂ©esse des Ă©tendues dĂ©sertique, la reine du monde cachĂ©, qui gouverne sur ceux-qui-sont-dessous ; les morts-vivants, les maudits et les exilĂ©s. Elle n’a qu’un seul Ɠil, pas de doigts et un corps difforme, mais ce n’est jamais ainsi qu’elle apparait aux hommes. Lorsque par malheur ils croisent sa route, elle a le visage changeant de leurs dĂ©sirs. Sa couleur de peau, ses cheveux, sa morphologie s’adaptent au regard qui se porte sur elle, et l’effet est toujours le mĂȘme : cela peut prendre plusieurs jours, parfois des annĂ©es, mais les hommes finissent par tout quitter pour venir la retrouver. Ils reviendront se perdre aux portes du dĂ©sert, scrutant les ombres Ă  sa recherche, obsĂ©dĂ©s par l’image furtive qui s’est gravĂ©e sur leur rĂ©tine.

Elle leur apparaitra chaque nuit en rĂȘve, et peu Ă  peu ils pourront reconstituer mentalement chaque dĂ©tail de sa silhouette ; sa peau, grain par grain, chaque nuance de couleurs, le moindre Ă©clat de lumiĂšre perçu ce jour-lĂ , ils sauront le dĂ©crire. Mais lorsqu’enfin l’image sera nette, les contours de son corps si parfaitement connus qu’ils auront la sensation de pouvoir le toucher, et elle disparaitra tout Ă  coup. Il ne leur restera rien ; leur quĂȘte, qu’ils croyaient mystique, Ă©tait une errance sans but, minĂ©e par le dĂ©sespoir. Alors, ils s’évanouiront Ă  leur tour, rejoignant les ombres, la cohorte de ceux-qui-sont-dessous.

Autrefois, dit la lĂ©gende, en des temps lointains aujourd’hui oubliĂ©s, Sedna Ă©tait une belle jeune fille. Elle ne s’est pas toujours appelĂ©e ainsi. Les Espagnols, par exemple, lui donnaient le nom d’un phĂ©nomĂšne qui d’ordinaire n’apparait que dans les pays froids, au-dessus des mers glacĂ©es : la Fata Morgana. Sedna avait fait le vƓu de rester auprĂšs de son vieux pĂšre qui Ă©tait veuf, et dont elle Ă©tait la seule descendance. Ses prĂ©tendants Ă©taient nombreux, mais elle les repoussait tous. Un jour toutefois, alors qu’elle s’était Ă©loignĂ©e du campement, un homme mystĂ©rieux et d’une beautĂ© extravagante s’est prĂ©sentĂ© Ă  elle. L’étranger ne parlait pas sa langue ; elle le comprenait pareillement. Surtout, il Ă©tait intelligent, sĂ©duisant, et incroyablement riche. Elle le revit chaque jour, et il lui offrait chaque jour des prĂ©sents, de l’or et des parures. Du tabac et des alcools pour son pĂšre. À elle, il donnait des huiles et des onguents. Il lui fournissait tout en abondance. En Ă©change de quoi, un matin, il lui demanda de devenir sa femme et de partir avec lui. Elle n’a pas su dire non, et son mariage n’a pas Ă©tĂ© heureux. Sedna adorait son mari, mais il Ă©tait possĂ©dĂ© par l’esprit d’un oiseau malĂ©fique. Tu n’es pas l’homme que j’ai choisi comme Ă©poux, lui disait-elle souvent, et il ne disait rien.

De son cĂŽtĂ©, son pĂšre vivait dans l’angoisse, et les richesses qu’on lui avait laissĂ©es lui importaient peu. Il ne pouvait pas ĂȘtre sans sa fille. Il entreprit d’aller la retrouver. Seul, il traversa les terres au mĂ©pris du danger. Il se perdit mille fois, mais fini par rejoindre Sedna Ă  l’orĂ©e du dĂ©sert. Il la trouva malheureuse, en proie au dĂ©sespoir. Il la convainquit de quitter son Ă©poux et l’aida Ă  faire ses bagages. Ils s’apprĂȘtaient Ă  partir lorsque le mari rentra. Une dispute violente s’en suivit, et l’esprit qui possĂ©dait l’homme sorti de son corps, l’oiseau malĂ©fique pris son envol et s’abattit sur le pĂšre et sa fille. Les coups de bec et de griffes labouraient leurs chairs, et l’animal devenait de plus en plus grand, jusqu’à obscurcir le ciel. Une tempĂȘte se leva qui les fit chanceler. Folle de rage, Sedna s’arracha le cƓur Ă  mains nues et le jeta Ă  terre. Son sang rida le sable, avant de se mĂȘler aux nappes d’eau souterraines. Son cƓur mort Ă  ses pieds, son mari ne pouvait plus le lui reprendre. Elle ramassa une pierre noire qu’elle dĂ©posa dans sa poitrine, et la pierre se mit Ă  battre lourdement. Un voile sombre passa sur son visage : le fiel avait remplacĂ© le sang.

Le pĂšre, terrifiĂ©, croyant la fin du monde arrivĂ©e, lĂącha la main de sa fille pour se perdre dans le dĂ©sert. L’oiseau se prĂ©cipita d’abord sur Sedna pour se venger, et lui arracha les doigts et voulut de son bec lui crever les deux yeux, mais voyant le pĂšre s’enfuir, il se jeta sur lui et dĂ©chiqueta son corps. Lorsqu’il eut fini, le ciel se dĂ©gagea et l’oiseau disparut, laissant Sedna infirme et borgne. Les restes Ă©parpillĂ©s du pĂšre se transformĂšrent en virevoltants, boules errantes de tiges ramifiĂ©es qu’on appelle aussi plantes de la rĂ©surrection : leurs feuilles dessĂ©chĂ©es reverdissent au contact de l’eau qu’elles puisent sous le sable.

Bien des annĂ©es se sont Ă©coulĂ©es. Des hommes sont morts, d’autres sont nĂ©s et morts Ă  leur tour. Sedna est toujours lĂ , qui se tient Ă  la lisiĂšre du dĂ©sert. Beaucoup viennent ici sans mĂȘme la remarquer, mais pour peu qu’un homme passe qui porte en son cƓur un manque comme une enclume, s’imaginant voir en lui son Ă©poux, elle tracera un sceau sur son front pour lui laisser croire qu’il peut coiffer ses cheveux sombres et caresser son corps ; l’entrainant Ă  sa suite, elle le poussera Ă  se perdre en son royaume, dans les rĂ©gions infĂ©rieures du domaine des dieux, aux confins des mondes connus, d’oĂč personne n’est jamais revenu.

Ainsi, ayant rejoint la cohorte des maudits, il errera, hagard et sans but, jusqu’à la fin des temps.

Toutes les illustrations sont des gravures sur bois d’Auguste Joliet, rĂ©alisĂ©es pour illustrer le livre d’Emmanuel Domenech “Voyage pittoresque dans les grands dĂ©serts du Nouveau Monde” (Éditions Morizot, Paris, 1862)

Cette histoire vous a plu ? Vous aimerez sans doute Motel Valparaiso !

Et si cette lettre vous a été transférée par un ou une amie, vous pouvez vous abonnez pour la recevoir tous les mois dans votre boßte mail :

C’est tout pour cette fois ! Prenez soin de vous, et, souvenez-vous : “les monstres existent vraiment, les fantîmes aussi... ils vivent en nous, et parfois ils gagnent.” (Stephen King).

Dessin de Al Feldstein © Taschen / EC Comics

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