Rien Que Du Bruit #63
Aujourd'hui : un échange avec Simon Baril, à l'occasion de la sortie prochaine de son roman Bleu Guitare (La Tengo)
Bonjour et bienvenue. Ce mois-ci, une lettre presque exclusivement consacrée à un échange avec Simon Baril, traducteur et auteur ! Une conversation en deux parties, dont je proposerai la suite dans quinze jours.
Je m'appelle Philippe Castelneau. Je vis à Montpellier, j’écris des livres et je prends des photos. Ceci est mon infolettre mensuelle.
Dans ce numéro :
Une conversation avec Simon Baril
Rien que du bruit : la revue du presse
Une conversation avec Simon Baril (première partie) :
J’ai rencontré Simon il y a un peu plus d’un an, lors d’une manifestation organisée par Occitanie Livres & Lecture. Je venais présenter mon roman Motel Valparaiso, Simon était là pour parler de sa traduction du roman "La Mort sur ses épaules" de Jordan Farmer, aux éditions Rivages.
Traducteur émérite, Simon publie ces jours-ci son premier roman, Bleu Guitare, aux éditions La Tengo. L’occasion d’échanger avec lui sur notre fascination commune pour l’Amérique, mais aussi de parler boutique et influences.
Simon, après avoir lu mon livre, Motel Valparaiso, tu m’as dit : « toutes les interrogations, les émotions, les quêtes que l’Amérique inspire à ton narrateur, ou qu’il projette sur l’Amérique, ont trouvé un grand écho chez moi. » Dans Bleu Guitare, ton roman qui sort le 17 mai prochain, tu décris une Amérique loin des clichés, authentique. Quel lien entretiens-tu avec ce pays ?
Dans une large mesure, ma vie se résume à un dialogue avec l’Amérique. Avant même d’aller rendre visite pour la première fois à ma grand-tante californienne en 1986, l’année de mes huit ans, puis de partir étudier à Los Angeles dès l’obtention du bac, puis de travailler plus ou moins légalement pour une petite agence artistique de Hollywood, je ne rêvais que des États-Unis. Ce pays représentait l’Ailleurs, l’Autre Monde – meilleur malgré ses tares que je n’ignorais pas –, la Vraie Vie, bref tout ce à quoi je pouvais aspirer.
J’ai eu beaucoup de chance que mes circonstances familiales me permettent de découvrir l’Amérique réelle. Néanmoins, un mystère demeure : pourquoi, alors que nombre de mes camarades étaient eux aussi fans de chanteurs, films, séries, BD, romans, jeux vidéo américains, alors qu’une si large part de la culture qu’ils absorbaient était américaine… pourquoi leur fascination restait-elle beaucoup plus modérée que la mienne ? Je suis peut-être quelqu’un de très impressionnable. Très rêveur. Ou quelqu’un qui avait – a encore – désespérément besoin de se projeter dans un autre monde, justement.
Bien sûr, mon rapport à l’Amérique a évolué au fil des ans. L’Amérique réelle m’a passionné et je n’ai cessé d’y retourner pour rendre visite à mes amis sur les deux côtes ou me livrer aux traditionnels road-trips (avant ma prise de conscience climatique !), mais certains aspects du mode de vie américain ont fini par tempérer mon enthousiasme. Du moins ils m’ont fait prendre conscience de mon profond attachement à mon pays natal, notamment à mes racines dauphinoises même si je me sens aujourd’hui pleinement montpelliérain. Et, malgré la joie que m’a procuré l’élection d’Obama, les années Bush Jr. puis Trump et l’extrémisme d’un large pan de la société américaine m’ont conforté dans l’idée qu’on est quand même bien en France… pour le moment.
Et toi, Philippe, comment s’est construit ton rapport à l’Amérique ? Comment la place que ce pays et sa culture tiennent dans ta vie a-t-elle évolué ? Je crois savoir que tu as vécu là-bas un moment. Penses-tu que tu aurais pu y faire ta vie… si tu y avais trouvé l’amour, par exemple ?
Ça s’est fait un peu par un accident. J’ai connu mon meilleur ami, nous avions 14 ou 15 ans, par le biais d’une annonce d’échange de comics dans un vieux numéro de Strange. Nous avons ainsi découvert que nous étions voisins, et nous nous sommes alors rencontrés. Lui revenait d’un séjour passé chez son oncle en Californie, et il avait le rêve américain chevillé au corps. Je pense qu’il a fini par déteindre sur moi. Un peu par hasard, j’avais 16 ans, ma grand-mère m’a donné un numéro de téléphone que lui avait passé une amie, celui d’une association qui s’occupait d’envoyer des étudiants à l’étranger pour des séjours d’un an. J’ai appelé par curiosité le jour même.
« Où voudriez-vous aller, jeune homme ?
— Euh ? Aux USA m’dame !
— Très bien, les inscriptions se terminent aujourd’hui. Pour tout dire, vous êtes en retard, mais je peux vous inscrire encore. Vous en avez discuté avec vos parents ? Ils sont d’accord ?
— Euh… woui m’dame »
Voilà, je l’annonçais le soir à mes parents (à qui je n’en avais bien sûr jamais parlé), et six mois plus tard, tout début juillet 1984, j’embarquais pour l’aventure, avec mon anglais très rudimentaire et beaucoup de fantasmes dans mes bagages.
J’ai vécu une année à Topeka, au Kansas, et je suis retourné de nombreuses fois aux USA depuis. J’avais la chance d’être dans une famille qui avait la bougeotte, et qui m’a fait découvrir une grande partie de l’Ouest Américain, du Nevada à la Californie, en passant par l’Arizona, le Colorado et le Nouveau-Mexique. Mais aussi l’Arkansas, le Missouri, etc.
Je suis resté très proches d’eux. Les parents habitent désormais au Nouveau-Mexique, et j’adore cette région que j’ai pu explorer avec eux de nombreuses fois. Leurs enfants, qui ont mon âge, vivent dans le Colorado et au Kansas. Et Patrick, l’ami indirectement à l’origine de tout ça, vit lui en Californie !
J’ai pris sans filtre et sans recul le rêve américain en pleine figure, et j’ai adoré ça. Depuis, j’ai un rapport ambivalent à ce pays. Je l’adore et je le déteste à la fois, en quelque sorte. Je ne sais pas si j’aurai pu y vivre, mais je ne pourrai sans doute pas aujourd’hui.
Simon, Bleu Guitare est ton premier roman, mais ton métier est traducteur. Peux-tu nous dire comment tu es devenu traducteur ? Est-ce que cela a joué un rôle dans ta décision de passer à l’écriture ?
D’ailleurs, à quel moment t’est venue l’envie d’écrire ?
L’envie de raconter mes propres histoires remonte à l’enfance, quand je m’imaginais romancier ET scénariste ET réalisateur (ET dramaturge dans mon temps libre). Puis, vers la fin de mon adolescence, j’ai compris que je n’aimais pas les outils, hors stylo, machine à écrire ou traitement de texte, et que mon penchant pour la solitude ainsi que mon amour des mots et de l’objet-livre me destinaient avant tout à une carrière littéraire.
Tout le monde le sait, rares sont les auteurs qui peuvent vivre de leur plume. Il m’a donc semblé que la traduction était une bonne voie, une façon de garder un pied outre-Atlantique (je traduis principalement des auteurs américains) et de préserver une certaine indépendance tout en étant payé pour écrire régulièrement. Car oui, traduire c’est écrire, une œuvre dérivée certes, mais dans les faits il s’agit à 90% du même travail. Écrire, c’est avant tout réécrire, comme l’ont dit de nombreux auteurs à commencer par Hemingway, je crois. Et qu’est-ce que la traduction sinon de la réécriture ?
Malgré ça, durant toutes ces années consacrées à la traduction, l’envie d’imaginer mes propres récits ne m’a jamais quitté. Il fallait simplement trouver le temps, la confiance, la bonne histoire. Celle de Bleu Guitare me hantait depuis mon expérience angeline de la fin des années 1990, mais c’est il y a trois ans seulement que j’ai identifié la bonne voix, le bon narrateur, pour mener à bien ce projet.
Du coup, est-ce qu’on peut dire que tu as trouvé un bon équilibre, entre ton travail de traducteur, et celui d’auteur, où est-ce que c’est compliqué de concilier les deux ?
Je traduis depuis environ seize ans, et en seize ans j’ai perdu un tiers de mon pouvoir d’achat. De manière générale, nos tarifs – fixés essentiellement par les éditeurs malgré les tentatives trop timides du CNL pour nous soutenir – n’ont pas évolué depuis au moins vingt ans.
À cette situation économique intenable s’ajoute le fait qu’écrire mes propres romans en plus de traduire ceux des autres m’oblige à passer beaucoup plus de temps devant mon écran que je ne le souhaiterais. Pour l'heure, occupé à essayer de tenir mes différents délais, j'ai le nez dans le guidon. Mais il va bien falloir que je tire les conséquences de ce double constat.
Est-ce que tu as envisagé de traduire Bleu Guitare ?
Oui ! En général, les traducteurs littéraires ne traduisent que vers leur langue natale. Mais comme j’ai pu maîtriser l’anglais très tôt (merci aussi le collège + lycée international public !), comme à un moment de ma vie je l’ai même mieux parlé que le français, c’est une expérience que j’ai bien envie de tenter. Elle serait très différente de ce que je vis habituellement avec mes traductions. Étant l’auteur de la VO et n’œuvrant a priori pas pour le compte d’un éditeur, je m’octroierais plus de liberté pour laisser la langue cible – en l’occurrence l’américain – m’emmener là où elle a envie de m’emmener. Peut-être que mon narrateur aurait d’autres pensées, d’autres émotions. On peut même envisager que ses gestes, ses actions diffèrent.
Je précise qu’au début du roman tel qu’il existe aujourd’hui, le narrateur, un trentenaire d’origine lyonnaise ayant vécu la majeure partie de sa vie d’adulte à Los Angeles, évoque son choix de tenir son journal en français plutôt qu’en anglais. Il lui suffirait de faire le choix inverse...
Tu m’as dit également que tu travaillais à la rédaction d’un nouveau roman. Tu en es où de ce projet ?
Je n’en suis pas encore au stade de la rédaction. Seulement à celui des sensations, images, émotions.
Je n’ouvrirai pas mon cahier dédié avant d’avoir terminé le projet qui m’occupe actuellement, la traduction d’un grand classique anglais pour Litera, la jolie collection que viennent de lancer les éditions Gallmeister. C’est un chantier long et délicat qui va m’occuper pendant encore quelques semaines. Me lancer dans l’écriture d’un nouveau roman sera ma récompense pour l’avoir mené à bien. Mais j’ai hâte, inutile de te le dire.
Philippe, j’ai évoqué plus haut la longue gestation de Bleu Guitare. Je serais curieux de savoir : as-tu toi aussi nourri des projets qui ont mis beaucoup de temps avant d’aboutir ? Et dont la version finale était très différente de ce que tu imaginais au départ ?
Un jour, j’ai ressorti tous mes vieux carnets. Après toutes ces années, plus rien ne faisait sens, je ne savais plus à quoi ce que j’avais noté faisait référence, mais j’ai reporté dans un traitement de texte tout ce qui me semblait intéressant. C’est à partir de ça que j’ai construit Motel Valparaiso. Le livre lui-même a connu une longue gestation, d’abord à cause de ça : c’était un patchwork sans fil directeur.
J’ai eu la chance d’avoir un premier retour bienveillant de Guillaume Vissac, qui avait édité mon récit L’appel de Londres chez publie.net, et qui m’a permis de restructurer un peu mieux l’ensemble. Puis les deux éditrices d’Asphalte ont voulu croire en mon projet, et m’ont poussé à le reprendre de fond en comble. Dans la version publiée, il ne reste presque rien de mes notes de départ, mais cela m’a permis de faire la paix avec celui que j’étais, et surtout de ne pas avoir l’impression d’avoir gâché toutes ces années.
Aujourd’hui j’essaie de travailler beaucoup plus vite. J’ai tout de même quelques idées de bouquins qui me trottent dans la tête, et pour lesquels j’ai accumulé pas mal de matière.
Mais je suis beaucoup plus organisé ! J’ai des dossiers pour chacun de ces livres en devenir, et j’avance dessus par petites touches quand je ne suis pas accaparé par le projet en cours.
En parlant d’organisation : et notre concept de salon de thé littéraire, où les clients consommeraient pendant que nous écrivons – où nous appliquerions des tarifs dégressifs récompensant les clients qui veilleraient le mieux à notre concentration et notre productivité ? Te paraît-il prometteur ?
J’adorerais avoir plusieurs vies, ou des journées plus longues, qui permettraient de lancer plein de projets pas forcément littéraires, d’ailleurs. J’ai l’impression que c’est aussi un peu ton cas, non ?
Ah ! un lieu dans l’esprit du manuscript writing cafe que je mentionnais dans ma précédente infolettre, mais en inversant la proposition !
Figure-toi que Christophe Sanchez, qui est poète (et l’un des fondateurs avec moi de la revue La Piscine, que nous avons récemment décidé d’arrêter, malheureusement), m’a proposé la même chose !
J’ai toujours le rêve d’ouvrir un jour ma petite librairie, si possible dans un coin perdu, et où j’écrirai du matin au soir, seulement dérangé par les chats, et les deux ou trois clients qui oseraient s’aventurer ici. Un business plan tout à fait rentable, comme tu l’imagines !
J’ai des tonnes de projets dans mes bagages, mais une seule vie. C’est frustrant, souvent, mais aussi motivant. Comme je le dis plus haut, nous venons de mettre fin à la revue La Piscine, et déjà, j’ai envie de recréer une revue !
(la suite de cette conversation avec Simon Baril dans 15 jours !)
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Rien que du bruit : la revue de presse !
▰ Vous rêvez d’écrire une dystopie, mais ne savez pas pour où commencer ? Cet article est fait pour vous (ou pas !) : Dystopie : 30 idées pour commencer (article en anglais).
Au programme : Qu'est-ce qui fait une bonne histoire dystopique ? Quelques exemples d'excellentes histoires dystopiques. Une liste de 30 incitations à la rédaction de dystopies. Sans doute pas suffisant pour écrire un grand romans, mais les incitations feront de bons exercices d’ateliers d’écriture!
▰ Si comme moi vous aimez la photo, alors le site Le Photographe Minimaliste vous ravira. On ne parlera pas technique ici. En revanche, Antoine Zabajewski propose de longs articles bien fichus où il décrypte le processus créatif de photographes et leurs parcours.
▰ Un autre site passionnant sur la photo : Les Yeux Avides, de Caroline Benichou, éditrice et galeriste. Malheureusement trop peu souvent mis à jour.
▰ Un portrait de James Daunt à lire dans The Guardian. L’homme qui a redressé les librairies Waterstones en Angleterre, avant de reprendre avec succès Barnes & Nobles aux USA. La clé : chaque magasin doit fonctionner comme une librairie indépendante. Et toujours garder à l’esprit qu’Amazon n’ a que faire des livres.
Voilà, c’est tout pour aujourd'hui. J’espère que cet échange avec Simon vous aura donné envie de découvrir son travail !
Rendez-vous exceptionnellement dans une quinzaine de jours, pour la suite de cette conversation.