Une enveloppe vide en papier de soie
Recèle plus de trésors
Que le livre dans lequel elle était enfermée
Une enfance heureuse ? En apparence seulement. L’enfant rayonnait de joie. On le disait aimé. Il l’était, d’un amour qui s’accompagnait de petites piques. Des méchancetés sans conséquence, croyait-on. Ah oui, vraiment ?
On vantait ses qualités, pour ensuite mieux le rabaisser. La jalousie, et le trop plein d’amour, sans doute…
L’enfant ravalait ses sourires, il n’osait plus exprimer ses joies, ses sentiments profonds. Tout ça, il l’enfouissait en lui. La flamme brillait encore, mais seulement dans son coeur. Il trouva dans les livres comme une échappatoire. Il se souvient du plaisir qu’il prenait à apprendre, les sons qu’il arrivait maintenant à transcrire en mots sur ses cahiers ; les signes qu’il lisait désormais sans difficulté. Il se souvient du tout premier livre qu’il a lu seul, assis en tailleur sur son lit. La satisfaction était telle qu’il l’avait aussitôt relu. Plus vite cette fois, maintenant qu’il savait déchiffrer toutes les lettres, faire sens de tous les mots. Son bonheur était immense, mais il n’en a rien dit. Il ne voulait pas se risquer à d’éventuelles moqueries. On le laissait tranquille, de plus en plus solitaire, lui qui s’imaginait un tout autre destin. Mais il n’aurait pas d’amis. Ou si peu. Sa confiance en lui était fragile, elle ne pouvait être donnée aux autres. On s’amusait de la relation fusionnelle qu’il avait avec son chien, sans comprendre l’amour inconditionnel dont il avait besoin.
On le disait calme, il vivait mille aventures. Son crâne abritait l’univers tout entier. Des galaxies naissaient et mouraient derrière ses paupières closes. Il voyait des étoiles que personne d’autre ne pouvait nommer. Des îles désertes où se réfugier, des lieux sauvages où s’échapper, des mondes inconnus où se perdre, loin, très loin des autres.
On le disait renfermé, toujours cloîtré dan sa chambre, il n’aimait rien plus que s’enfoncer dans la nature, se cacher dans des buissons, courir dans la forêt, y trouver une clairière où se poser avec un livre, et rêver, rêver encore, des heures et des heures passées à rêver, de ces rêves qui peuplent aujourd’hui son imaginaire. L’enfant rayonnait toujours, mais c’était un soleil intérieur. Il se protégeait. N’exprimait rien, ou si peu. Lui qu’on disait autrefois bavard ne parlait presque plus. N’osait pas. Il croyait en lui, mais plus aux autres. Il se construirait seul, décida-t-il, il avancerait à pas feutré dans la nuit où on l’avait laissé. Un pas après l’autre, se reconstruire aussi. Parfois la joie rayonnait à nouveau, et d’autres en qui il avait cru pouvoir mettre sa confiance le trahissait aussitôt. Alors, il se refermait sur lui même. Il aimait lire plus que tout. Il se savait bâtisseur de mondes. Il connaissait les mots. Il a commencé d’écrire.

Le bonheur se paye toujours au prix fort. Est-ce une question ? Un moment d’abandon doit-il toujours être suivi d’une mise à l’épreuve ?
Le bonheur, je l’ai toujours payé au prix fort. Une évidence, qui a surgi à 4h20 du matin et que j’ai ruminée jusqu’à me lever pour la noter. Une évidence, mais non une vérité. Le constat ne vaut que pour moi. Tout ma vie, il y a toujours eu un prix à payer pour les instants de félicité. D’où la réserve que j’affiche trop souvent, le pas de côté que je fais pour ne jamais être pleinement dans le moment, plutôt témoin extérieur que participant actif : en retrait, pour prévenir les coups qui ne manqueront pas de pleuvoir.
Mais ce prix à payer pour être heureux, n’est-ce pas aussi ce qui en fait la valeur ? De nature mélancolique, je ne peux m’empêcher d’aimer les destins brisés, les âmes en peine, les écorchés-vifs et les poètes maudits. Il y a du panache dans le malheur ; des coeurs exaltés, de la passion et du déchirement. Le malheur fait les plus belles histoires. Il n’y a rien à dire du bonheur ; le malheur, lui, prend mille détours, il nous pousse sur les routes, nous soulève et nous arrache des larmes et des cris. Le malheur a le goût de la révolte, de la poudre et du feu. Il a l’odeur du sang répandu et de l’encre sur le papier. Le malheur palpite, il est vivant. Le bonheur… le bonheur est-il bourgeois ?
Le bonheur est un leurre. Une illusion qui s’évapore à l’instant même où on croit la saisir. Le bonheur est replet. Il nous assomme avec ses manières. Il nous étourdit de lumière, nous gave de bonnes intentions. Il est le sucre qui finit par envelopper mon cœur et le rend fragile, si fragile que je crains qu’il ne se brise à la prochaine survenue du malheur.
Mon corps change. La maladie, les traitements. Je me suis toujours imaginé vieux. Simplement, je ne m’imaginais pas devenir vieux si jeune.
Écrire chaque matin, comme une thérapie, est-ce un travail littéraire ? Ma psy m’a posé la question, tout à l’heure. Elle ignorait que j’étais écrivain.
Quand je n’écris pas, je procrastine la plupart du temps ; parfois je réfléchis vraiment sur l’écriture, mon écriture, en quoi elle change, s’affirme différemment ces derniers mois.
Ce qui m’attire désormais, ce sont les expérimentations formelles à partir de la matière brute du vécu. Mon style n’est plus le même. Il a mûri, je le crois meilleur — plus incisif.
Je m’éloigne de la fiction. L’imaginaire s’efface devant une cartographie plus urgente du réel. Est-ce la maladie qui m’a ouvert cette porte ? Je ne suis plus le même. J’ai parlé longuement avec une amie au téléphone aujourd’hui, de ce que ça changeait en nous, le cancer.
J’avais rendu-vous avec un ophtalmologiste l’autre jour. Ma vue avait baissé, à la marge, m’a-t-il dit. Mais il n’a pas mesuré combien mon regard avait changé. Il y a infiniment plus de couleurs, désormais, qui peuplent mes rétines. Plus de lumière à certains heures, quand d’autres fois, ce sont mille variations de gris et de noir qui m’assaillent.
Parfois, mes jours sont des lavis, des bleus presque transparents, à d’autres moments, ce sont des rouges purs et des jaunes vifs qui me figent dans leur beauté implacable.
Dans son journal de mai, Thierry Crouzet évoque le Ma, et renvoie vers ce texte de Marie Dollé et Patrick Kervern :
Chez les Japonais, le “Ma” (間) est un concept esthétique et philosophique qui désigne l’intervalle, l’espace-temps, la respiration entre deux choses,
Une fois qu’on l’a vu, qu’on a ressenti son besoin, son indispensable et secret mystère, on le voit partout (…) C’est un pont invisible qui se définit par ce qu’il enjambe et ce qu’il relie.
C’est ça, peut-être, que je cherche à capturer avec mes photos, que je creuse avec mes mots. Un espace hors du monde, hors du temps, l’espace du réel, le seul qui vaille et qu’on ne perçoit pas :
Une tension douce, où les éléments ne se touchent pas tout à fait mais s’attirent, se parlent en creux. C’est là que l’imaginaire prend feu : dans le non-dit, l’inachevé, le presque. Comme un silence qui insiste, un regard suspendu, une absence qui appelle. Ce n’est pas un vide : c’est l’espace du désir et de la projection. Ce qui n’est pas là agit plus fort que ce qui est montré.
(…) Dans le monde actuel nous n’avons plus d’espace à conquérir. In fine, l’espace entre les choses est la dernière géographie à conquérir. La terra incognita là où vivent encore les dragons.
Je m’éloigne de la fiction, mais il m’arrive d’en écrire encore ! Steven Sampson, qui coordonne le numéro hors série d’été de la revue En attendant Nadeau m’a demandé d’écrire un texte sur le thème de l’Ouest, un sujet qui lui a été inspiré par la lecture de mon roman Motel Valparaiso.
Vous pourrez le lire en ligne à partir du 9 juillet, sur le site de la revue.
Bel été à tous, rendez-vous dans un mois.
Sans mots. Que merci. Merci, cher Philippe.
Tellement de choses qui me parlent dans ce que tu livres ici, Philippe. Mais voilà, le bonheur se conquiert et notre regard y suffit, dans celui que l'on porte sur la vie et avant tout sur soi-même ! Il y a de la paix à être heureux… et cette paix peut faire écrire !